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Guy De Maupassant
«
Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses uvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté
à la vie »
Émile Zola
Le marquis de Fumerol
LE MARQUIS DE FUMEROL Roger de Tourneville, au milieu du cercle de ses amis, parlait, à cheval sur une chaise, il tenait un cigare à la main, et, de temps en temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumée. ... Nous étions à table quand on apporta une lettre. Papa louvrit. Vous connaissez bien papa qui croit faire lintérim du Roy, en France. Moi, je lappelle don Quichotte parce quil sest battu pendant douze ans contre le moulin à vent de la République sans bien savoir si cétait au nom des Bourbons ou bien au nom des Orléans. Aujourdhui il tient la lance au nom des Orléans seuls, parce quil ny a plus queux. Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France, le plus connu, le plus influent, le chef du parti ; et comme il est sénateur inamovible, il considère les Rois des environs comme ayant des trônes peu sûrs. Quant à maman, cest lâme de papa, cest lâme de la royauté et de la religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau des mal-pensants. Donc on apporta une lettre pendant que nous étions à table. Papa louvrit, la lut, puis il regarda maman et lui dit : « Ton frère est à larticle de la mort. » Maman pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais seulement par la voix publique quil avait mené et menait encore une vie de polichinelle. Ayant mangé sa fortune avec un nombre incalculable de femmes, il navait conservé que deux maîtresses, avec lesquelles il vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs. Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait, disait-on, ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de la vie future, il avait abusé, de toutes les façons, de la vie présente ; et il était devenu la plaie vive du coeur de maman. Elle dit : « Donnez-moi cette lettre, Paul. » Quand elle eut fini de la lire, je la demandai à mon tour. La voici : « Monsieur le comte, je crois devoir vou faire asavoir que votre bôfrère le marqui de Fumerol va mourir. Peut etre voudré vous prendre des disposition, et ne pas oublié que je vous ai prévenu. « Votre servante, « Mélani. » Papa murmura : « Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur les derniers moments de votre frère. » Maman reprit : « Je vais faire chercher labbé Poivron et lui demander conseil. Puis jirai trouver mon frère avec labbé et Roger. Vous, Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut faire et doit faire ces choses-là. Mais pour un homme politique dans votre position, cest autre chose. Un adversaire aurait beau jeu à se servir contre vous de la plus louable de vos actions. Vous avez raison, dit mon père. Faites suivant votre inspiration, ma chère amie. » Un quart dheure plus tard, labbé Poivron entrait dans le salon, et la situation fut exposée, analysée, discutée sous toutes ses faces. Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans les secours de la religion, le coup assurément serait terrible pour la noblesse en général et pour le comte de Tourneville en particulier. Les libres penseurs triompheraient. Les mauvais journaux chanteraient victoire pendant six mois ; le nom de ma mère serait traîné dans la boue et dans la prose des feuilles socialistes ; celui de mon père éclaboussé. Il était impossible quune pareille chose arrivât. Donc une croisade fut immédiatement décidée, qui serait conduite par labbé Poivron, petit prêtre gras et propre, vaguement parfumé, un vrai vicaire de grande église dans un quartier noble et riche. Un landau fut attelé et nous voici partis tous trois, maman, le curé et moi, pour administrer mon oncle. Le marquis de Fumerol Il avait été décidé quon verrait dabord Mme Mélanie, auteur de la lettre et qui devait être la concierge ou la servante de mon oncle. Je descendis en éclaireur devant une maison à sept étages et jentrai dans un couloir sombre où jeus beaucoup de mal à découvrir le trou obscur du portier. Cet homme me toisa avec méfiance. Je demandai : « Mme Mélanie, sil vous plaît ? Connais pas ! Mais, jai reçu une lettre delle. Cest possible, mais connais pas. Cest quelque entretenue que vous demandez ? Non, une bonne, probablement. Elle ma écrit pour une place. Une bonne ?... Une bonne ?... Ptêtre la celle au marquis. Allez voir, cintième à gauche. » Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il était devenu plus aimable et il vint jusquau couloir. Cétait un grand maigre avec des favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux. Je grimpai en courant un long limaçon poisseux descalier dont je nosais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets à la porte de gauche du cinquième étage. Elle souvrit aussitôt ; et une femme malpropre, énorme, se trouva devant moi barrant lentrée de ses bras ouverts qui sappuyaient aux deux portants. Elle grogna : « Quest-ce que vous demandez ? Vous êtes madame Mélanie ? Oui. Je suis le vicomte de Tourneville. Ah bon ! Entrez. Cest que... maman est en bas avec un prêtre. Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier. » Je descendis et je remontai avec maman que suivait labbé. Il me sembla que jentendais dautres pas derrière nous. Dès que nous fûmes dans la cuisine, Mélanie nous offrit des chaises et nous nous assîmes tous les quatre pour délibérer. « Il est bien bas ? demanda maman. Ah oui, madame, il nen a pas pour longtemps. Est-ce quil semble disposé à recevoir la visite dun prêtre ? Oh !... je ne crois pas. Puis-je le voir ? Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles sont auprès de lui. Quelles demoiselles ? Mais... mais... ses bonnes amies donc. Ah ! » Maman était devenue toute rouge. Labbé Poivron avait baissé les yeux. Cela commençait à mamuser et je dis : « Si jentrais le premier ? Je verrai comment il me recevra et je pourrai peut-être préparer son coeur. » Maman, qui ny entendait pas malice, répondit : « Oui, mon enfant. » Mais une porte souvrit quelque part et une voix, une voix de femme cria : « Mélanie ! » La grosse bonne sélança, répondit : « Quest-ce quil faut, mamzelle Claire ? Lomelette, bien vite. Dans une minute, mamzelle. » Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel : « Cest une omelette au fromage quelles mont commandée pour deux heures comme collation. » Et tout de suite elle cassa les oeufs dans un saladier et se mit à les battre avec ardeur. Moi, je sortis sur lescalier et je tirai la sonnette afin dannoncer mon arrivée officielle. Mélanie mouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire à mon oncle que jétais là, puis revint me prier dentrer. Labbé se cacha derrière la porte pour paraître au premier signe. Assurément, je fus surpris en voyant mon oncle. Il était très beau, très solennel, très chic, ce vieux viveur. Assis, presque couché dans un grand fauteuil, les jambes enveloppées dune couverture, les mains, de longues mains pâles, pendantes sur les bras du siège, il attendait la mort avec une dignité biblique. Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs aussi, la rejoignaient sur les joues. Debout, derrière son fauteuil, comme pour le défendre contre moi, deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des cheveux noirs à la diable sur la nuque, chaussées de savates orientales à broderies dor qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles avaient lair, auprès de ce moribond, des figures immorales dune peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et deux couteaux, attendait lomelette au fromage commandée tout à lheure à Mélanie. Mon oncle dit dune voix faible, essoufflée, mais nette : « Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre connaissance ne sera pas longue. » Je balbutiai : « Mon oncle, ce nest pas ma faute... » Il répondit : « Non. Je le sais. Cest la faute de ton père et de ta mère plus que la tienne... Comment vont-ils ? Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous étiez malade, ils mont envoyé prendre de vos nouvelles. Ah ! Pourquoi ne sont-ils pas venus euxmêmes ? » Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement : « Ce nest pas de leur faute sils nont pu venir, mon oncle. Mais il serait difficile pour mon père, et impossible pour ma mère dentrer ici... » Le vieillard ne répondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je pris cette main pâle et froide et je la gardai. La porte souvrit : Mélanie entra avec lomelette et la posa sur la table. Les deux femmes aussitôt sassirent devant leurs assiettes et se mirent à manger sans détourner les yeux de moi. Je dis : « Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mère de vous embrasser. » Il murmura : « Moi aussi... je voudrais... » il se tut. Je ne trouvais rien à lui proposer, et on nentendait plus que le bruit des fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui mâchent. Or labbé, qui écoutait derrière la porte, voyant notre embarras et croyant la partie gagnée, jugea le moment venu dintervenir, et il se montra. Mon oncle fut tellement stupéfait de cette apparition quil demeura dabord immobile ; puis il ouvrit la bouche comme sil voulait avaler le prêtre ; puis il cria dune voix forte, profonde, furieuse : « Que venez-vous faire ici ? » Labbé, accoutumé aux situations difficiles, avançait toujours, murmurant : « Je viens au nom de votre soeur, monsieur le marquis ; cest elle qui menvoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis... » Mais le marquis nécoutait pas. Levant une main il indiquait la porte dun geste tragique et superbe, et il disait exaspéré, haletant : « Sortez dici... sortez dici... voleurs dâmes... Sortez dici, violeurs de consciences... Sortez dici, crocheteurs de portes des moribonds ! » Et labbé reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant en retraite avec mon clergé ; et, vengées, les deux petites femmes sétaient levées, laissant leur omelette à demi mangée, et elles sétaient placées des deux côtés du fauteuil de mon oncle, posant leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le protéger contre les entreprises criminelles de la Famille et de la Religion. Labbé et moi nous rejoignîmes maman dans la cuisine. Et Mélanie de nouveau nous offrit des chaises. « Je savais bien que ça nirait pas tout seul, disaitelle. Il faut trouver autre chose, autrement il nous échappera. » Et on recommença à délibérer. Maman avait un avis ; labbé en soutenait un autre. Jen apportais un troisième. Nous discutions à voix basse depuis une demiheure peut-être quand un grand bruit de meubles remués et des cris poussés par mon oncle, plus véhéments et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous dresser tous les quatre. Nous entendions à travers les portes et les cloisons : « Dehors... dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors... » Mélanie se précipita, puis revint aussitôt mappeler à laide. Jaccourus. En face de mon oncle soulevé par la colère, presque debout et vociférant, deux hommes, lun derrière lautre, semblaient attendre quil fût mort de fureur. À sa longue redingote ridicule, à ses longs souliers anglais, à son air dinstituteur sans place, à son col droit et à sa cravate blanche, à ses cheveux plats, à sa figure humble de faux prêtre dune religion bâtarde, je reconnus aussitôt le premier pour un pasteur protestant. Le second était le concierge de la maison qui, appartenant au culte réformé, nous avait suivis, avait vu notre défaite, et avait couru chercher son prêtre à lui, dans lespoir dun meilleur sort. Mon oncle semblait fou de rage ! Si la vue du prêtre catholique, du prêtre de ses ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol devenu libre penseur, laspect du ministre de son portier le mettait tout à fait hors de lui. Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si brusquement quils sembrassèrent avec violence deux fois de suite au passage des deux portes qui conduisaient à lescalier. Puis je disparus à mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre quartier général, afin de prendre conseil de ma mère et de labbé. Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant : « Il meurt... il meurt... venez vite... il meurt... » Ma mère sélança. Mon oncle était tombé par terre, tout au long sur le parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien quil était mort. Maman fut superbe à cet instant-là. Elle marcha droit sur les deux filles agenouillées auprès du corps et qui cherchaient à le soulever. Et leur montrant la porte avec une autorité, une dignité, une majesté irrésistibles, elle prononça : « Cest à vous de sortir, maintenant. » Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter que je me disposais à les expulser avec la même vivacité que le pasteur et le concierge. Alors labbé Poivron administra mon oncle avec toutes les prières dusage et lui remit ses péchés. Maman sanglotait, prosternée près de son frère. Tout à coup elle sécria : « Il ma reconnue. Il ma serré la main. Je suis sûre quil ma reconnue ! ! !... et quil ma remerciée ! oh, mon Dieu ! quelle joie ! » Pauvre maman ! Si elle avait compris ou deviné à qui et à quoi ce remerciement-là devait sadresser ! On coucha loncle sur son lit. Il était bien mort cette fois. « Madame, dit Mélanie, nous navons pas de draps pour lensevelir. Tout le linge appartient à ces demoiselles. » Moi je regardais lomelette quelles navaient point fini de manger, et javais, en même temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de drôles dinstants et de drôles de sensations, parfois, dans la vie ! Or, nous avons fait à mon oncle des funérailles magnifiques, avec cinq discours sur la tombe. Le sénateur baron de Croisselles a prouvé, en termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les âmes de race un instant égarées. Tous les membres du parti royaliste et catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs, en parlant de cette belle mort après cette vie un peu troublée. Le vicomte Roger sétait tu. On riait autour de lui. Quelquun dit : « Bah ! cest là lhistoire de toutes les
conversions in extremis. » |