A
GISÈLE D'ESTOC
[Janvier
1881.]
Je
suis à vos ordres, Madame, où vous voudrez, quand vous
voudrez. Permettez-moi, maintenant, de vous soumettre très
humblement une proposition. Vous savez aussi bien comme moi ce que
sont les chambres d'hôtel avec leur inconfortable et leur inhabité
glaçant. Eh bien, vous serait-il pas trop pénible de
monter chez moi. J'ai un très humble appartement de garçon,
mais on sent, je le crois, que c'est un logis où l'on travaille.
C'est un logis par conséquent où l'on peut causer. Cette
visite ne surprendrait personne, voici pourquoi : je reçois
à tout moment des amies à moi et des amies à
ma famille, des femmes dont je vous propose de vous dire le nom si
vous voulez. En outre, comme j'écris dans divers journaux ou
revues, je reçois aussi des femmes de lettres, des femmes de
confrères, etc. Or, jamais je n'ai ouvert la porte de mon appartement
à une fille (par principe), estimant que si l'on peut recevoir
chez soi des femmes du monde, il ne faut pas qu'elles soient exposées
à être confondues avec d'autres, même par mon concierge.
Donc, Madame, si vous consentiez à entrer chez moi, je vous
affirme qu'aucune supposition désobligeante ne pourrait être
faite par mon domestique (que je pourrai éloigner d'ailleurs),
ou par n'importe qui.
Si cela ne vous va point, mettons que je n'ai rien dit, fixez-moi
l'heure et le lieu. Je voulais seulement rendre plus facile une conversation
un peu inquiétante.
La meilleure description que je puisse vous envoyer de moi est une
photographie. Je ne suis pas grand, mais robuste et carré.
Je vous ai dit que je montrais mes bras avec orgueil, c'est moins
à cause de leur forme qu'à cause de leur force. C'est
là un de mes faibles les plus bêtes.
J'ai peur d'être absolument abruti le jour où vous me
verrez. J'ai, comme beaucoup d'hommes de lettres des accidents de
névralgie terribles au cerveau, et je traverse en ce moment
une crise aiguë, de sorte que je suis obligé de prendre
cet odieux remède qu'on appelle le salycilate de soude et cela
me rend idiot. Ainsi, Madame, j'ai été brutal, grossier,
impertinent ? Tiens, mais... je vous ai traitée comme une égale
et non comme une jolie femme à qui on ne fait que des compliments.
Des compliments ? je n'en fais jamais, à personne... à
moins que je ne les sente profondément.
Je ne me fâche jamais, non plus des duretés que l'on
peut me dire. Il ne s'agit pas entre nous de galanterie, eh bien je
vous tendrai le main comme à un ami que je n'ai jamais vu.
Voulez-vous ?
Comment, Madame, vous dites que vous avez peur de moi (une peur morale,
bien entendu). Je suis persuadé au contraire que vous n'aurez
pas peur le moins du monde. Songez que moi, je suis maintenant dans
les meilleures conditions pour me présenter devant vous. Je
suis un ours, un paysan du Danube ; vous vous attendez à toutes
les brutalités ; et la moindre gracieuseté de ma part
me sera comptée double.
Oh, il est bien certain que nous ne nous connaîtrons guère
après avoir posé l'un devant l'autre pendant deux heures.
Car, malgré nous, nous poserons toujours un peu, et vous comme
moi, Madame. Et cependant nous nous connaîtrons mieux qu'après
deux ans de correspondance. Il faut voir parler la bouche pour savoir
ce que pense la tête.
Prenez toutes les précautions qu'il vous plaira pour n'être
point reconnue. La meilleure des précautions est encore une
parole d'honneur d'honnête homme.
Et maintenant Madame, à bientôt. Je baise vos mains humblement.
GUY
DE MAUPASSANT