A
IVAN TOURGUENEFF
MINISTÈRE
DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS
SECRÉTARIAT
1er BUREAU
Paris, le 25 mai 1880.
Cher
Maître et ami,
Je suis encore dans l'accablement de ce malheur, et la chère
grande figure me suit partout. Sa voix me hante, des phrases me reviennent,
son affection disparue me semble avoir vidé le monde autour
de moi. J'ai reçu le samedi 8 mai à 3 h. 1/2 une dépêche
de Mme Commanville, ainsi conçue : « Flaubert frappé
d'apoplexie. Sans espoir. Partons à 6 heures." J'ai donc
trouvé les Commanville à 6 heures à la gare mais
en passant chez moi j'avais ouvert deux autres dépêches
de Rouen m'annonçant la mort. Nous avons fait cet horrible
voyage dans la nuit et enfoncés dans un chagrin noir et cruel.
A Croisset, nous l'avons trouvé étendu dans son lit,
peu changé, sinon que l'apoplexie avait gonflé le cou
d'un sang noir. Nous avons alors appris les détails. Il se
portait fort bien les jours précédents, était
heureux d'arriver à la fin de son roman, et il devait partir
pour Paris le dimanche 9 mai. Il comptait s'y amuser, « ayant
caché, disait-il, un magot dans un pot ». Et un magot
pas gros gagné avec la littérature. Il avait très
bien dîné le vendredi, passé la soirée
à déclamer du Corneille avec son médecin et voisin
M. Fortin, dormi jusqu'à huit heures le lendemain, pris un
long bain, fait sa toilette et lu ses lettres. C'est alors qu'il appela
sa bonne, se sentant un peu indisposé ; comme elle ne montait
pas assez vite, il cria par la fenêtre d'aller chercher M. Fortin
qui, justement, venait de partir par le bateau. Lorsque la bonne fut
près de lui, elle le trouva debout, fort étourdi, mais
sans aucune inquiétude. Il lui dit : « Je vais avoir,
je crois, une espèce de syncope, c'est heureux que cela m'arrive
aujourd'hui, ça aurait été bien embêtant
demain dans le chemin de fer. » II déboucha lui-même
une bouteille d'eau de Cologne, s'en frotta les tempes, se coucha
doucement sur un grand divan, murmura : « Rouen..., nous ne
sommes pas loin de Rouen... Hellot..., je les connais les Hellot...
» se renversa tout noir, avec les mains crispées, la
face gonflée de sang et foudroyé par la mort qu'il n'avait
pas soupçonnée une seconde.
Sa dernière phrase que les journaux ont interprétée
par une pensée au père Hugo qui habite avenue d'Eylau,
me paraît devoir indiscutablement rétablie ainsi : "Allez
à Rouen, nous ne sommes pas loin de Rouen, et ramenez le docteur
Hellot, je les connais les Hellot. »
J'ai passé trois jours près de lui, je l'ai enseveli
avec Georges Pouchet et M. Fortin, et nous l'avons conduit le mardi
matin au cimetière monumental, d'où l'on voit Croisset
parfaitement, cette grande courbe dé la Seine et sa maison
qu'il aimait tant.
Les jours où l'on se croit heureux ne balancent pas des journées
comme celles-là.
A l'enterrement, beaucoup d'amis de Paris, des jeunes. surtout, tous
les jeunes, même des inconnus ; mais on n'y voyait ni Victor
Hugo, ni Renan, ni Taine, ni Maxime Du Camp, ni Frédéric
Baudry, ni Dumas, ni Augier, ni Vacquerie, etc.
Voilà tout, mon cher maître et ami, mais j'aurai encore
à vous dire bien des choses. Nous nous occuperons du roman
quand les héritiers auront réglé leurs parts.
Vous serez nécessaire sous tous les rapports.
J'avais écrit le jour même du malheur un mot à
Mme Viardot pour la prier de vous prévenir, car j'ignorais
votre adresse en Russie. J'aimais mieux que vous eussiez cette dure
nouvelle par des amis que par un journal.
Je vous serre les mains bien tristement, mon cher Maître, et
j'espère vous voir bientôt.
Votre tout dévoué.
GUY
DE MAUPASSANT