A
GUSTAVE FLAUBERT
MINISTÈRE
DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS
SECRÉTARIAT
1er BUREAU
Paris, [18] février 1880.
Mon
bien cher Maître,
Je commence par vous remercier du fond du cur de la lettre1
que vous avez bien voulu m'envoyer. Je vous parierai tout à
l'heure du côté pratique.
Je veux d'abord répondre à vos attaques !!! Quels sont
les canaux autorisés ? Un habitué du salon de Mme Adam,
ami très intime de la dame, et fonctionnaire dépendant
du ministère de l'Instruction publique, mon obligé,
est venu me trouver pour me rapporter confidentiellement une conversation
tenue la veille dans le salon de Mme Adam.
On a parlé de moi, de mon procès, disant que c'était
bien fait, que tout l'entourage de Zola y passerait jusqu'au moment
où lui-même, affolé par l'impunité, serait
condamné à son tour. Mme Henry Gréville, présente,
nous a traités de misérables à propos de notre
volume de nouvelles. En somme, on a félicité le Parquet
d'Étampes d'avoir pris l'initiative des poursuites, cela je
le garantis.
2° Saisie de Nana. Mon auteur est le sieur Charpentier lui-même,
qui, sur un ordre du Parquet de lui faire connaître le nom de
ses brocheurs, a perdu la tête, a couru prévenir Zola,
puis les libraires, et a caché chez des amis tous les exemplaires
qu'il avait dans sa librairie !!!! La saisie de Nana a été
la grande conversation des couloirs du Théâtre-Français
le soir de Daniel Rochat2. C'était une fausse alerte, ou peut-être
(et c'est ma croyance) une bonne farce faite à Charpentier
par un membre du Parquet car on avait besoin, en effet, du nom de
ses brocheurs ordinaires, mais pour autre chose.
3° Nomination de La Rochelle. Le secrétaire particulier
de mon ministre me l'avait annoncée. La mort de M. Mulot ne
m'étonne guère ; je vous ai dit en revenant à
Croisset qu'il m'avait l'air très malade, vous devez vous en
souvenir.
Revenons à votre lettre. Je l'ai donnée au Gaulois avec
l'assentiment de Raoul Duval. La leur reprendre me fâcherait
avec le journal et serait en outre bien difficile. Mais je viens d'aller
voir Mirbeau, et je lui ai défendu de la laisser publier sans
mon ordre. II m'en a fait faire une copie, que je vous envoie, puisque
vous désirez la relire. Raoul Duval est d'avis de supprimer
les quelques lignes qui commencent par : « Un Conseil. »
Il ne faut pas leur donner cette idée, dit-il. Je crois qu'il
a raison. J'ai vu M. Cordier, qui va s'occuper de mon affaire. Je
n'ai pu réussir à trouver d'Osmoy ni Bardoux, mais j'y
retournerai. J'ai été également deux fois chez
Laurent Pichet sans le voir - mais vive Raoul Duval ! Maintenant,
j'ai un autre embêtement bien plus grave que mon procès.
Je n'y vois presque plus de l'il droit. Mon médecin est
un peu inquiet et croit à une congestion de je ne sais quelle
partie de l'organe. Enfin, c'est à peine si je puis vous écrire
en fermant cet il ; il me faut mettre demain matin cinq sangsues
derrière l'oreille et employer un tas de collyres. Pas de veine.
Cela m'est arrivé tout à coup, avant-hier, au moment
où j'écrivais une lettre. Le ministère a l'air
indifférent à mon affaire. Mais le chef du Cabinet m'est
hostile (entre nous). Charmes est fort bien et se montre très
ardent à me défendre. C'est surtout au point de vue
du ministère que la publication de votre lettre peut m'être
utile. Elle me rendra fort moralement et, si le chef du Cabinet songeait
à me menacer, la crainte de la presse le retiendrait. C'est
du reste l'avis de Charmes, qui m'a aussi poussé à vous
la demander. Elle donne à cette petite affaire un intérêt
général et rend ma personne plus difficile à
atteindre. Songez-y vous verrez que j'ai tout à fait raison.
Maintenant, je vous embrasse bien tendrement, mon bien cher Patron,
et je vous remercie de toute la peine que vous avez prise, et de l'aide
si efficace que je reçois de vous de toutes les façons.
On me dit à l'instant que Mme Adam et la femme du Général
Turr ont tellement dévisagé Mme Zola à la première
de Daniel Rochat que toute la salle s'en est aperçue. Quant
à cela, est-ce vrai ????? C'est le chroniqueur du Globe qui
me donne cette nouvelle. Soyez bien certain, dans tous les cas, qu'il
y a une animosité féroce entre Mme Adam et Zola. Pourquoi
? Je ne sais. Cette animosité est évidente, voilà
tout, et s'étend à ceux qui fréquentent la maison
Zola.
Je n'y vois plus, mon cher Maître, je vous embrasse bien tendrement.
GUY
DE MAUPASSANT
1 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N°
1957, lettre du 16 février 1880).
2 Comédie de Victorien Sardou, représentée à
la Comédie-Française, le 16 février 1880.