A
GUSTAVE FLAUBERT
Samedi,
minuit [14 février 1880.]
Mon
bien cher Maître,
Vos livres de la maison Hachette ont dû partir aujourd'hui.
Les miens attendront encore un jour ; parce que je ne retrouve pas
deux volumes de Spencer que j'ai dû prêter, et il faut
que je remette la main dessus. Puis mon affaire m'a pris tout mon
temps. J'ai emporté les lettres de Mme Sand, croyant que vous
me chargiez de les remettre ; je les remettrai en mains propres. J'ai
envoyé votre lettre à Charpentier pour le volume que
vous lui demandiez.
J'arrive à mon affaire. Je suis décidément poursuivi
pour outrages aux murs et à la morale publique !!! Et
cela à cause de Au bord de l'Eau. J'arrive d'Étampes,
où j'ai subi un long interrogatoire du juge d'instruction.
Ce magistrat a été du reste fort poli, et moi je ne
crois pas avoir été maladroit. Je suis accusé,
mais je crois qu'on hésite à pousser l'affaire, parce
qu'on voit que je me défendrai comme un enragé. Non
à cause de moi (je me fous de mes droits civils), mais à
cause de mon poème, nom de Dieu. Je le défendrai coûte
que coûte, jusqu'au bout, et ne consentirai jamais à
renoncer à la publication !
Maintenant mon ministère m'inquiète, et j'emploie tous
les moyens imaginables pour faire rendre une ordonnance de non-lieu.
Le XIXe Siècle a suivi L'Événement ; ce dernier
journal continue la campagne, mais il me faudrait frapper un coup,
et je viens vous demander un grand service en vous priant de me pardonner
de vous prendre votre temps et votre travail pour une si stupide affaire.
J'aurais besoin d'une lettre de vous à moi, longue, réconfortante,
paternelle et philosophique, avec des idées hautes sur la valeur
morale des procès littéraires, qui vous assimilent aux
Germiny1 quand on est condamné, ou vous font parfois décorer
quand on est acquitté. Il y faudrait votre opinion sur ma pièce
Au bord de l'Eau, au point de vue littéraire et au point de
vue moral (la moralité artistique n'est que le Beau) et des
tendresses. Mon avocat, un ami, m'a donné ce conseil, que je
crois excellent. Voici pourquoi :
Cette lettre serait publiée par Le Gaulois dans un article
sur mon procès. Elle deviendrait en même temps une pièce
pour appuyer la défense et un argument sur lequel serait basée
toute la plaidoirie de mon défenseur. Votre situation exceptionnelle,
unique, d'homme de génie poursuivi pour un chef-d'uvre,
acquitté péniblement puis glorifié, et définitivement
classé comme un maître irréprochable, accepté
comme tel par toutes les écoles, m'apporterait un tel secours
que mon avocat pense que l'affaire serait immédiatement étouffée
après la seule publication de votre lettre. Il faudrait que
ce morceau parût tout de suite, pour bien sembler une consolation
immédiate envoyée par le Maître au Disciple.
Maintenant, si cela vous déplaisait le moins du monde, pour
n'importe quelle raison, n'en parlons plus.
Vous pourriez rappeler que vous avez remis mon uvre à
M. Bardoux en lui demandant de me prendre auprès de lui. Pardon
encore, mon bien cher Maître, de cette lourde corvée,
mais que voulez-vous ? Je suis seul pour me défendre, menacé
dans mes moyens d'existence, sans appui dans ma famille ni dans mes
relations et sans la possibilité de couvrir d'or un grand avocat.
Je tiens à ma pièce de vers et je ne la lâcherai
pas - la littérature avant tout.
Quand je vous demande une longue lettre, je veux dire deux ou trois
pages de votre papier à lettres : seulement pour intéresser
la presse en ma faveur et la faire repartir là-dessus. Je vais
intriguer auprès de tous les journaux, où j'ai des amis.
Je vous embrasse bien tendrement, mon cher Maître, et je vous
demande encore pardon.
A vous filialement,
GUY
DE MAUPASSANT
Si
cela vous embêtait que votre prose allât dans un journal,
ne m'envoyez rien. Ma lettre est bien mal foutue, tant pis2.
1
Individu poursuivi pour attentat à la pudeur.
2 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N°
1955).