A
GUSTAVE FLAUBERT
Paris, le 2 décembre
1879.
Mon bien cher Maître,
Voici la lettre que j'ai reçue de Mme Adam. La raison qu'elle
donne pour ne pas prendre mon poème1 n'est certainement qu'une
défaite.
J'ai été la voir hier. Elle m'a rendu mon manuscrit, et
nous avons causé quelques instants. Elle m'a demandé,
par politesse, autant qu'il m'a semblé, de faire une pièce
exprès pour elle, de la longueur et dans le genre de celle de
Theuriet : Le Laboureur !!!! Dans tous les cas, elle désire que
les poésies publiées par elle soient écrites dans
l'esprit de sa Revue. Elle a ajouté : « Car nous avons
un public qu'il nous faut subir et contenter, dont nous devons connaître
et deviner les goûts : c'est un apprentissage que je fais en ce
moment. » Toujours, toujours dans notre pays, le journaliste tâche
de s'abaisser au niveau du public au lieu d'essayer de faire comprendre
au public des choses plus hautes. Il est vrai qu'il n'a pas de mal à
s'abaisser, tandis qu'il en aurait beaucoup à rendre le public
intelligent.
Je vais, dans quelques jours, envoyer à cette belle dame une
pièce de 3 pages, limite fixée à l'inspiration.
De cette façon, je n'aurai pas l'air vexé ; si elle n'en
veut pas ce sera clair et je me tiendrai coi. D'après ses paroles,
ses poètes de prédilection sont Theuriet et Déroulède,
elle a semblé vouloir me dire : « Imitez-les et vous serez
un ami de la maison. » Son accueil, du reste, a été
gracieux. Elle m'a chargé de vous écrire, n'osant le faire
elle-même.
Je travaille ferme à ma nouvelle sur les Rouennais et la guerre2.
Je serai désormais obligé d'avoir des pistolets dans mes
poches pour traverser Rouen.
Je vous embrasse tendrement, mon bien cher Maître. Donnez-moi
des nouvelles et de celles de votre frère. Merci pour votre démarche.
GUY DE MAUPASSANT3
1 Vénus rustique.
2 Boule de Suif.
3 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N°
1910 et 1914).
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