A
Mme TRESSE
CABINET DU MINISTRE
DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS
Paris, le 22 août 1879.
Madame,
Toute affaire d'intérêts me paraît si difficile à
aborder que j'accepterais n'importe quelle proposition plutôt
que de soulever une objection. C'est ce qui m'est arrivé chez
vous hier soir ; et je me disais en m'en allant que je ne devrais traiter
ces questions que par correspondance.
J'ai accepté vos conditions, reculant devant une discussion d'argent.
Permettez-moi cependant de vous faire remarquer que notre traité
me met dans une situation dure et embarrassante ; et je ne doute point
que vous ne reconnaissiez la justice de mes raisons.
Vous m'avez demandé de faire pour votre recueil une petite pièce,
avec des costumes Louis XV. Comme vous devez vous le rappeler, j'ai
d'abord hésité à cause des travaux entrepris qu'il
fallait interrompre pendant quelque temps. Vous avez insisté,
témoignant un vif désir d'avoir cette pièce, et
alors, pour commencer avec votre maison des rapports qui pourront, je
l'espère, durer fort longtemps, je me suis mis à l'uvre,
sans même vous interroger sur la rémunération à
en attendre1. J'ai travaillé deux mois. J'ai, en outre, remanié
ma pièce sur votre demande : et vous m'offrez 50 francs ; juste
ce que me rapporte en ce moment chaque chronique que je fais pour les
journaux et qui me prend au plus deux heures.
C'est en réalité bien peu. C'est même légèrement
humiliant. Si la pièce est jouée, vous me donnerez 50
francs de plus. Or si la pièce est jouée, elle me rapportera
au moins 500 francs ou 600 francs. Cette somme de 50 francs devient
donc presque insignifiante. Mais je rencontrerai pour la faire jouer
des difficultés qui proviennent des conditions mêmes dans
lesquelles elle est faite, difficultés que je n'avais point d'abord
prévues, il est vrai.
Vous m'avez demandé des costumes Louis XV. Or M. Ballande, qui
est tout prêt à jouer ce que je lui apporterai, et qui
me presse de lui faire quelque chose, a interrompu l'année dernière
les représentations d'un petit acte : L'Habitante de la Lune,
parce que les costumes lui coûtaient 30 francs de location par
soirée, et que les faibles recettes de son théâtre
ne lui permettaient pas de faire ces sortes de dépenses. Il n'a
pas non plus de costumes Watteau. Je vais donc me heurter à cet
obstacle que je ne pourrais aplanir, même en abandonnant mes droits
d'auteur qui seraient insuffisants (environ 7 francs par soirée).
En dehors de ce théâtre, qui m'est ouvert dans les conditions
ordinaires, du Français et de l'Odéon peu abordables,
du Gymnase, qui ne joue pas de vers, je ne sais trop où faire
recevoir une petite pièce, surtout littéraire, conçue
et écrite spécialement en vue des salons et de votre recueil,
à la manière des proverbes de société, avec
une intrigue légère et sans ces effets un peu gros qu'il
faut sur la scène et qui choquent dans le monde.
Si donc la question de costumes fait, comme je le crains, reculer M.
Ballande, j'aurai, sur votre invitation, travaillé plus de deux
mois pour recevoir 50 francs. N'aurais-je pas mieux fait à tous
les points de vue de continuer les uvres de longue haleine que
j'avais entreprises ?
Je vous fais juge de ces raisons, Madame, et tout en me déclarant
prêt à subir les conditions que j'ai acceptées un
peu vite, je viens vous demander si vous ne pensez pas, en toute équité,
que votre traité puisse être un peu modifié dans
ce sens :
100 francs contre la remise du manuscrit, puisque la pièce a
été commandée par vous, et écrite à
votre intention dans des conditions spéciales de costume.
Si la pièce est jouée, et j'y ferai tous mes efforts puisque
c'est mon intérêt, mes droits d'auteur me suffiront comme
rémunération sans que j'exige rien de vous. Vous vous
engagerez simplement à faire un tirage à part.
Vous voyez que cela ne changerait pas la somme totale. C'est encore
peu, bien peu, et je n'accepterai plus un semblable marché. Enfin,
de cette façon, je n'aurai point l'humiliation, comme homme de
lettres, de recevoir 30 francs pour une uvre qui m'a coûté
deux mois de travail.
Veuillez avoir l'obligeance de me répondre un mot, et agréer,
Madame, l'assurance de mes sentiments respectueux.
GUY DE MAUPASSANT
17, rue Clauzel
ou au Ministère de l'Instruction publique.
1 Tresse a publié Une Répétition dans « Saynètes
et Monologues » (1879, 6e série).
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