A
SA MÈRE
MINISTÈRE
DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS
SECRÉTARIAT
1er BUREAU
Paris, le 14 août 1879.
J'ai été
quelques jours avant de te répondre, ma chère mère,
parce que j'ai en ce moment une besogne formidable. Monsieur Charmes
vient de revenir de son congé et je suis tenu du matin au soir.
Voici une lettre que je viens de recevoir d'Hervé. Je lui avais
écrit de la façon la plus dure et la plus humiliante.
Il répond très humblement. Je lui ai alors envoyé
une lettre sévère, mais détendue. Il faut t'occuper
d'obtenir du colonel la promesse qu'il consentira à le laisser
changer de corps.
J'irai très vraisemblablement en Bretagne au mois de septembre,
mais pour pouvoir faire mon voyage complet et sans gêne, j'aurais
besoin que tu m'avançasses (si cela ne te gêne en rien)
60 francs jusqu'au jour de l'an au plus tard. Comme j'aurai au minimum
300 francs de gratification, je ne serai pas en peine pour te les rendre.
Mon père me paie le voyage comme pour la Hollande. Si cette avance
te gênait en quelque chose, dis-le-moi franchement ; car cela
ne m'empêcherait pas de réaliser mon excursion.
Voilà ce que je compte faire. Aller d'un trait à Rennes,
de là à Nantes, par Redon, puis à Auray, Quiberon,
Saint-Brieuc, Dinard, Saint-Malo, Avranches, Coutances, Jersey et Guernesey,
Cherbourg, Caen. Je te verrai en passant à Saint-Jacut. Puis,
vers le 15 septembre, lorsque tu retourneras à Étretat,
je t'y rejoindrai de Caen au Havre ; j'y passerai une dizaine de jours,
puis je retournerai à Caen pour employer mon billet de retour.
J'ai été hier assister à la répétition
de L'Histoire1 qui va être jouée le 15 août à
Étretat à la soirée de bienfaisance donnée
par Louise de Miramont. Mes interprètes sont Madame Richault,
ex-artiste de l'Odéon, actuellement professeur de déclamation,
et M. Georges, du Vaudeville. Je suis très satisfait d'eux, et
je crois que cela ira fort bien. Je viens de vendre à l'éditeur
Tresse (le prix n'est pas encore arrêté) ma pièce
Une Répétition, que je remanie pour lui. Il la fera entrer
dans le volume qu'il publie tous les ans sous le titre « Saynètes
et Monologues ». J'ajoute qu'il a acheté de confiance sans
connaître l'uvre.
Louise de Miramont m'a écrit une lettre éplorée.
Ma petite pièce lui coûte assez cher, puisqu'il faut payer
les artistes, etc. Or le Casino, ayant un traité avec la Société
des Auteurs, lui réclame « mes » droits : soit 120
francs. Elle me prie de lui abandonner la moitié de cette somme.
Quoiqu'il m'en coutât, j'ai abandonné le tout. Elle ne
comptait pas sur cette tuile ; et elle était vraiment troublée
d'avoir encore cela à paver.
De plus, j'ai assez souvent consulté Miramont sans lui rien donner
pour me montrer large en cette occasion.
Mais « 120 » francs ! Comme cela aurait aidé à
mon voyage ! Enfin, n'y pensons plus.
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse mille fois de tout
mon cur. Donne-moi de tes nouvelles,
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT
1 Histoire du Vieux
Temps.
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