Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1879)

A Gustave Flaubert

A GUSTAVE FLAUBERT

MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS
CABINET ET SECRÉTARIAT
Paris, le 24 avril 1879.

Je serai toujours, mon cher Maître, une victime des ministères. Voici huit jours que je veux vous écrire, et je n'ai pas pu trouver une demi-heure pour le faire. J'ai ici des rapports très agréables avec Charmes, mon chef ; nous sommes presque sur un pied d'égalité ; il m'a fait donner un très beau bureau. Mais je lui appartiens ; il se décharge sur moi de la moitié de sa besogne ; je marche et j'écris du matin au soir ; je suis une chose obéissant à la sonnette électrique et, en résumé, je n'aurai pas plus de liberté qu'à la Marine. Les relations sont douces, c'est là le seul avantage ; et le service est beaucoup moins ennuyeux. Et, le soir de ma petite pièce, Charmes me disait : « Décidément, il faut que nous vous laissions du temps pour travailler et, soyez tranquille, nous vous en laisserons ! » Ah ! bien ! oui... Je lui suis utile, et il en abuse. C'est toujours ainsi du reste. J'ai voulu me faire bien voir de lui et j'ai trop réussi. Quant à votre affaire1, je vous ai dit qu'on vous offrirait 5000 francs, et on vous les offrira : mais vous savez combien il faut de temps poux la moindre chose. Et celle-ci est considérable, puisqu'on modifie complètement tout le système des pensions pour les répartir plus équitablement. Il y a 600 hommes de lettres qui reçoivent une pension. Dans ce nombre, il y en a beaucoup qui n'en ont nullement besoin et qui gagnent ou possèdent de 8000 à 10000 francs par an, il faut leur supprimer ce qu'on leur donne : mais vous comprenez que la chose est délicate et ne peut se faire en un jour. Pour vous, c'est une affaire décidée : ainsi que pour Leconte de Lisle, qui avait 1600 francs et à qui on va donner 2000 francs. Charmes me l'a formellement annoncé. Mais, naturellement, ce ne sera fait que lorsque le travail d'ensemble sera terminé. Que dites-vous de Zola ? Moi, je le trouve absolument fou. Avez-vous lu son article sur Hugo ? Son article sur les poètes contemporains et sa brochure La République et la Littérature. « La République sera naturaliste ou elle ne sera pas. » - « Je ne suis qu'un savant. » !!! (Rien que cela ! Quelle modestie.) - « L'enquête sociale." - Le document humain. La série des formules. On verra maintenant sur le dos des livres : « Grand roman selon la formule naturaliste. » Je ne suis qu'un savant !!!! Cela est pyramidal !!! Et on ne rit pas...
Vous n'avez pas reçu le nouveau livre d'Hennique, parce qu'il ne l'a envoyé à personne. C'est un roman qu'il a écrit à dix-huit ans pour le journal L'Ordre et que Dentu lui avait acheté. Il ne le montre pas.
Mme Pasca (ceci entre nous) a failli mourir de chagrin de sa rupture avec Ricard, et vous pouvez être assuré qu'elle ne jouera pas ma pièce chez la princesse Mathilde. Elle n'a pas autre chose en tête que son désespoir d'amour. Nom de Dieu que les femmes sont bêtes !
Zola m'a chargé de vous dire qu'il vous attendait avec impatience pour donner le dîner qu'il a promis pour la 50e édition de L'Assommoir. Il espère que vous serez ici dans les tout premiers jours de mai, parce qu'il compte partir immédiatement après. Il a retardé son départ pour cela. Les Charpentier descendent dans des profondeurs de stupidité prodigieuses. La femme est encore plus étonnante que l'homme.
Je vous attends avec impatience. Je m'embête. Je suis un peu souffrant : le sang circule mal et les médecins ne peuvent que répéter leur éternelle phrase : « De l'exercice faites de l'exercice ! » Je n'ai que le temps de travailler, ce qui me rend fort grincheux.
Adieu, mon cher Maître, je vous embrasse filialement.
A vous,

GUY DE MAUPASSANT2


1 Voir supra la lettre N° 128.
2 Cf. réponse de Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII N° 1845)
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