A
GUSTAVE FLAUBERT
CABINET DU MINISTRE
DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
DES CULTES ET DES BEAUX-ARTS
Paris, le 26 février 1879.
Mon cher Maître,
J'ai pu enfin voir Baudry. Nous avons causé longtemps et je vais
vous dire mes impressions ; mais je vous prie de les garder toujours
secrètes parce que Baudry ne me pardonnerait pas de vous avoir
rapporté une conversation presque confidentielle.
J'ai eu l'air de ne rien savoir et d'avoir été fort étonné
par la lecture du Figaro qui racontait l'affaire Gambetta. Comme vous
ne pouvez pas écrire vous n'avez pu me rien raconter et je n'ai
reçu depuis six semaines que de courts bulletins de votre santé
de la main de Laporte. Il m'a eu l'air irrité contre vous voici
ce qu'il m'a dit après avoir longtemps hésité.
« J'ai été fort étonné et affligé
de voir Flaubert essayer de m'enlever une place que j'attends et que
je poursuis depuis 20 ans. J'ai passé ma vie à travailler
pour arriver là, c'est ma seule carrière et mon dernier
but et il m'aurait été fort douloureux de voir un ami
me supplanter. »
Je lui ai répondu que des amis à vous avaient sans doute
essayé de vous décider à accepter une bibliothèque
quelconque, mais pas un poste déterminé comme celui dont
il s'agissait. Il m'a dit qu'il en était persuadé ? ;
et qu'il n'en voulait là-dedans qu'à Tourgueneff et à
Taine qui s'était vivement employé pour vous en cette
affaire. Il a ajouté : « Ce qui me désolerait le
plus ce serait qu'on donnât à Flaubert la place vacante
sous mes ordres, parce que ma conscience me forcerait à exiger
de lui le même travail que des autres bibliothécaires et
s'il s'y refusait je serais obligé d'en rendre compte au Ministre.
» Je lui ai dit que je trouvais qu'il avait absolument tort ;
qu'il était juste et nécessaire d'exiger d'un bibliothécaire
ordinaire qui est une sorte d'employé de bureau le même
travail que dans les ministères, mais que, lorsqu'on offrait
des places à des hommes comme vous, c'était une sorte
d'hommage national, une preuve de reconnaissance du gouvernement pour
un grand artiste, une pension dans le genre de celles que donnaient
autrefois les princes. Et qu'il n'y avait aucune assimilation possible
entre un écrivain qui accepte un poste public et le bureaucrate
qui l'a poursuivi toute sa vie. Il a compris et c'en est resté
là.
Il est gonflé d'orgueil d'être administrateur et je ne
voudrais pas être employé sous lui.
Voici maintenant comment, à mon avis, les faits se sont passés.
Mme Charpentier, une tête d'oiseau, a parlé à Gambetta
au milieu d'un dîner qu'elle lui offrait. Lui par politesse a
tout promis et aurait peut-être, en d'autres circonstances, fait
quelque chose. Au moment du départ de Bardoux, avant la mort
de M. de Sacy, Baudry était nommé - j'ai vu le décret
- c'est alors (trop tard) qu'on s'est occupé de vous - la chose
a été faite assez maladroitement et Tourgueneff n'aurait
pas dû aller trouver Gambetta sans s'être informé
au ministère du point où en était l'affaire et
de ce qu'on pouvait tenter. Baudry s'est senti menacé, il s'est
remué, et le père Sénard a été trouver
et Gambetta et Grévy pour assurer la place à son gendre.
Quand Tourgueneff a été trouver Gambetta, celui-ci décidé
par Sénard a répondu : « Mais vous savez bien que
je ne peux pas » sans même parler à Tourgueneff qui,
avec l'autorité de son grand talent, de sa tête blanche
et de sa taille aurait bien dû, en plein salon, le traiter de
parvenu grossier - Quand nous causerons je vous en parlerai plus longuement.
Je ne vous ai point écrit plus tôt d'abord parce que je
n'avais point vu Baudry et ensuite parce que, du matin au soir je ne
disposais pas d'une minute.
Ma pièce a bien réussi : mieux même que je n'aurais
espéré. Lapommeraye, Banville, Claretie, ont été
charmants. Le Petit journal très bon, Le Gaulois aimable, Daudet
perfide. Il a dit : « M. de M. a remis à la scène,
sans s'en douter, Les Roses jaunes de Alphonse Karr. Personne sans doute
n'a oublié le sujet, le voici. » Puis il fait l'analyse
des Roses jaunes (que je ne connaissais nullement) de façon à
ce que cela ait une ressemblance absolue avec ma pièce, tandis
que d'après les renseignements que j'ai pris les différences
entre les deux sujets sont très sensibles. II termine par quelques
mots d'éloge. Zola n'a rien dit. J'espère que c'est pour
lundi. Du reste sa bande me lâche ne me trouvant pas assez naturaliste.
Aucun d'eux n'est venu me serrer la main après le Succès.
Zola et sa femme ont applaudi beaucoup et m'ont vivement félicité
plus tard. D'autres journaux en ont parlé avec éloge,
je n'ai pu encore me les procurer. Mme Pasca va la jouer dans le monde.
Adieu mon cher Maître, je vous embrasse bien fort et j'ai grande
envie de vous voir.
Votre
GUY DE MAUPASSANT1
1 Cf. réponse de Flaubert, Correspondance (ed. Conard, tome VIII,
N° 1817).

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