A
GUSTAVE FLAUBERT
CABINET DU MINISTRE
DE LINSTRUCTION PUBLIQUE
DES CULTES ET DES BEAUX-ARTS
Ce 28
janvier 1879.
Mon
bien cher Maître,
Le Figaro annonce que vous vous êtes cassé la jambe. Je
suis plein d'angoisse et d'inquiétudes. J'écris à
Pouchet, qui devait être à Croisset dimanche ; mais, si
l'immobilité à laquelle on doit vous condamner ne vous
empêche pas d'écrire, envoyez-moi un mot, je vous prie.
Je m'efforcerai de me faire libre un dimanche (car je viens ici tous
les jours maintenant) et d'aller vous voir, causer avec vous, vous apporter
des nouvelles, l'air de Paris, un peu de distraction dans vos tristesses.
Vraiment cela c'est trop. Le ciel a donc, comme les gouvernements, la
haine de la littérature ? Que vous devez être malheureux
dans votre lit, sans travailler ! Je ne pense qu'à vous depuis
ce matin. Quand la lourde fatalité tombe sur quelqu'un, il faut
qu'elle l'écrase de toutes les façons. Ce malheur ne fait
pas que me désoler, il me révolte parce qu'il m'a l'air
d'une lâcheté de la Destinée qui, ne pouvant vous
atteindre complètement en votre esprit, vous frappe en votre
corps. Ne serait-il pas possible de vous faire apporter ici, où,
au moins, on irait vous voir, on vous entourerait ?
Je vous embrasse bien fort, mon bien cher Maître et vous demande
en grâce de m'écrire ou de me faire écrire un mot.
Votre
GUY DE MAUPASSANT
Il
m'a été impossible jusqu'ici d'aller voir Madame Commanville
; j'en suis honteux et désolé, mais j'arrive à
mon bureau à neuf heures, j'en pars au plus tôt à
six heures et demie, ce qui ne me laisse pas une minute.
Naturellement, je n'ai pu voir non plus Tourgueneff.
Avez-vous reçu mes renseignements pour votre frère ?

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