A
GUSTAVE FLAUBERT
MINISTÈRE
DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, ce 3 août 1878.
Mon
cher Maître,
Je viens de voir notre amie Suzanne Lagier qui m'a supplié
de vous écrire tout de suite pour obtenir de vous un fort coup
d'épaule auprès de Zola. Elle a été à
l'Ambigu, on lui a parlé du rôle de Gervaise dans L'Assommoir
et elle meurt d'envie de le jouer. Elle affirme, elle jure qu'elle
en fera sa plus belle création, qu'elle étonnera Paris
(ce qui est possible), et que personne ne jouerait ce rôle comme
elle (ce que je crois).
Elle m'a montré qu'elle était énormément
maigrie de partout (c'est vrai, et m'a affirmé qu'à
la scène elle aurait vingt ans1. Elle est tellement emballée
qu'il est possible qu'elle réussisse fort bien. Dans tous les
cas, à mon avis, elle vaudrait infiniment mieux que la chanteuse
Judic.
Qu'en pensez-vous ?
Je suis en ce moment en grande correspondance avec Mme Brainne, qui
prend les eaux de Plombières. Elle m'envoie des encouragements,
des exhortations à la patience et à la gaieté.
Malheureusement, je n'en profite guère. Je ne comprends plus
qu'un mot de la langue française, parce qu'il exprime le changement,
la transformation éternelle des meilleures choses et la désillusion
avec énergie, c'est : merde.
Le cul des femmes est monotone comme l'esprit des hommes. Je trouve
que les événements ne sont pas variés, que les
vices sont bien mesquins, et qu'il n'y a pas assez de tournures de
phrases.
Je vous serre les mains et je vous embrasse, mon cher Maître.
Donnez-moi des nouvelles de Bouvard et Pécuchet.
GUY
DE MAUPASSANT2
1 Née en 1833, Suzanne Lagier avait alors 45 ans ; elle n'obtint
pas le rôle de Gervaise qui fut confié à Hélène
Petit.
2 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N°
1746 : « La commission de Lagier est faite... Vous vous plaignez
du cul des femmes qui est « monotone ». Il y a un remède
bien simple, c'est de ne pas vous en servir... etc. »).