Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1878)

A Gustave Flaubert

A GUSTAVE FLAUBERT

MINISTÈRE DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, ce 5 juillet 1878.

Vous me demandez des nouvelles, mon cher Maître : elles sont toutes mauvaises, hélas. D'abord ma mère ne va pas bien du tout. Son oculiste, à la fin, l'a envoyée consulter Vulpian, le doyen de l'Académie de Médecine. Il a reconnu d'abord deux maladies de cœur. Un rétrécissement de l'orifice de l'aorte et un épaississement des parois de l'organe même. De plus, il y a une maladie nerveuse dont le siège est dans les premiers nœuds de la colonne vertébrale et qui a paru lui causer aussi certaines inquiétudes. Peut-être est-ce cette maladie nerveuse qui est la première cause des affections du cœur.
Ajoutez à cela que la solitude dans laquelle ma mère a vécu a, peu à peu, usé toute son énergie, sa force de résistance, et qu'elle est actuellement tantôt dans un état d'accablement absolu et tantôt dans une excitation violente.
Je ne vais aussi qu'à moitié. Mes cheveux comme je le prévoyais depuis longtemps se sont remis à tomber si vite que tout le milieu du crâne s'est dénudé de nouveau. Cela repousse maintenant grâce à un traitement embêtant. L'estomac est mauvais et, partout, le cœur bat bruyamment et durement. Ajoutez à cela que mon ministère m'énerve, que je ne puis travailler, que j'ai l'esprit stérile et fatigué par des additions que je fais du matin au soir, et qu'il me vient par moments des perceptions si nettes de l'inutilité de tout, de la méchanceté inconsciente de la création, du vide de l'avenir (quel qu'il soit), que je me sens venir une indifférence triste pour toutes choses et que je voudrais seulement rester tranquille, tranquille dans un coin, sans espoirs et sans embêtements.
Je vis tout à fait seul parce que les autres m'ennuient ; et je m'ennuie moi-même parce que je ne puis travailler. Je trouve mes pensées médiocres et monotones, et je suis si courbaturé d'esprit que je ne puis même les exprimer. Je fais moins d'erreurs dans mes additions, ce qui prouve que je suis bien bête.
De temps en temps, je vais passer une heure ou deux chez notre bonne amie Mme Brainne, qui est la meilleure femme de la terre et que j'aime de tout mon cœur. Je lui raconte beaucoup d'histoires qui lui semblent, je crois, par moments un peu crues. Elle me trouve bien peu sentimental. Elle me raconte ses rêves et je lui narre des réalités.
J'enseigne, tout bas, à d'autres belles dames que je rencontre chez elle, les arcanes de la lubricité, et je me déconsidère dans leurs cœurs parce qu'elles ne me trouvent pas assez « à genoux ».
Quant aux putains, je n'en ai pas beaucoup foutu parce qu'elles sont inabordables et que les étrangers les exténuent. Il en mourra plus de vingt mille poitrinaires après l'exposition1.
J'ai rencontré des Indiens qui m'excitent.
Zola, propriétaire à Médan (Seine-et-Oise), s'est aperçu qu'un plancher de sa maison pliait ; il en a fait lever un bout et a reconnu que les poutres étaient pourries. Alors, sans architecte, avec le conseil du maçon du pays, il les a remplacées par des poutrelles en fer. De sorte que je m'attends à voir quelque jour la maison tout entière s'écrouler. Ô réalistes !
Il n'a pas l'air trop triste de la disparition du Bien Public.
Moi, je dis chaque soir, comme saint Antoine : « Encore un jour, un jour de passé. » - Ils me semblent longs, longs et tristes ; entre un collègue imbécile et un chef qui m'engueule. Je ne dis plus rien au premier ; je ne réponds plus au second. Tous deux me méprisent un peu et me trouvent inintelligent, ce qui me console.
Les figures des étrangers font grimacer les rues. On sent le nègre sur le boulevard ; et, de place en place, un encombrement de provinciaux vous arrête. Les chevaux de fiacre me font pitié, tant ils sont maigres. Ils ne meurent plus, ils disparaissent, ils se dissipent. Il flotte dans Paris tant de bêtises venues de tous les coins du monde, qu'on en éprouve comme un accablement.
Adieu, mon cher Maître, je vous embrasse en vous serrant les mains.

GUY DE MAUPASSANT

Rien de nouveau pour M. Bardoux2.

1 Cet alinéa a été rayé par une main étrangère.
2 Réponse à une lettre de Flaubert. - Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, 1930, N° 1740).