Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1878)

De Laure de Maupassant

A sa mère

A SA MÈRE

Paris, ce 21 janvier 1878.

J'ai tardé quelque peu à t'écrire, ma chère mère, parce que j'ai eu beaucoup à faire, j'ai fait moi-même pour économiser 24 francs, deux copies de mon drame1, j'en avais besoin immédiatement et je n'ai pu m'interrompre tant qu'elles n'ont pas été terminées.
Mais parlons d'abord de tes dentelles. Je n'ai pu voir Monsieur de Longperrier, alors je lui ai écrit pour lui exposer ma demande. Il m'a répondu lui-même, fort aimablement, me disant que la question des dentelles n'avait pas encore été étudiée et qu'on lui en proposait en très grand nombre, qu'on m'informerait des décisions qui seraient prises, et il me prie de confier l'échantillon qui est ici à M. de la Charnière qui va chaque jour à l'Exposition, pour qu'il soit examiné comparativement avec les autres.
Je vais voir M. de la Charrière à ce sujet. On ne peut faire autrement que d'accéder à cette demande.
Quant à mon drame, Flaubert l'a lu, il le croit très jouable, mais il m'a paru sans enthousiasme. Enfin il va le porter à Perrin, quoi qu'il ne croie pas qu'il soit accepté au Français, Perrin en ayant assez du drame historique auquel le public ne mord plus. Zola qui dîne demain avec Sarah Bernhardt veut bien se charger de porter lui-même une copie à cette actrice. Si le rôle lui plaisait, elle pourrait de son côté en parler à Perrin, mais Sarah Bernhardt n'a pas voix délibérative et son avis n'a aucune influence sur les décisions du Comité.
Nous verrons ensuite à l'Odéon.
Flaubert, par contre, s'est montré fort enthousiaste du projet de roman que je lui ai lu. Il m'a dit : « Ah ! oui, cela est excellent, voilà un vrai roman, une vraie idée. » Avant de m'y mettre définitivement, je vais encore travailler mon plan pendant un mois ou six semaines.
Maintenant, comme j'ai besoin de ton aide dans une affaire très délicate à laquelle je songe depuis longtemps et dont je n'avais pas encore voulu te parler, je vais t'expliquer très en détail ce dont il s'agit.
Mon chef, depuis que je suis revenu de Suisse, me traite comme un chien, cette saison d'eaux l'a exaspéré contre moi, il n'admet pas qu'on soit malade quand il s'agit de service. Ce n'est qu'après avoir eu une violente querelle avec lui que j'ai pu obtenir d'aller te voir au jour de l'An, et je risque bien de n'avoir pas de congé à Pâques. L'autre jour, ayant eu une terrible migraine, j'ai demandé au sous-chef l'autorisation, qui m'a été accordée, d'aller me coucher. Le lendemain, le chef m'a fait appeler, m'a dit que je me fichais de lui, que je n'étais pas malade, que je n'avais rien du tout ; qu'on ne quittait pas son bureau pour une migraine, etc... etc... etc... Bref, il m'a défendu de sortir dans le jour, sous quelque prétexte que ce fût et surtout sous celui d'aller voir mon médecin. Or, comme je suis obligé d'aller tous les quinze jours chez M. de la Charrière, tu vois la position où il me met. Cela, joint à l'absence d'avancement dans le ministère, à l'exclusion des civils, etc.,... m'a décidé à demander à Flaubert de me faire avoir, par son ami, M. Bardoux, le ministre, une place agréable à la direction des Beaux-Arts. Il a compris l'abominable position que j'ai à la Marine, ce collège à vie, et m'a promis toute son aide. Or, pour le stimuler un peu, écris-lui une lettre pathétique pour le remercier de ce qu'il m'a promis de faire pour moi. Ma situation ici est loin d'être douce, noircis-la encore, plains-moi, etc... etc... Sans rien demander d'immédiat, mais en remerciant de ce qu'il m'a promis de faire et disant ma joie profonde à cette espérance2.
Au service des Beaux-Arts, j'aurais au moins un travail agréable et beaucoup de positions presque indépendantes relèvent de cette direction. Si je pouvais en pincer une, ce serait charmant pour moi. Le comte d'Osmoy, l'ami de Flaubert, a refusé cette direction parce qu'il lui aurait fallu donner sa démission de député. S'il l'avait acceptée, j'aurais eu une position charmante, ce que j'aurais voulu. Enfin, en faisant agir M. Bardoux et M. d'Osmoy en même temps, je finirai peut-être par me caser quelque part. Ne m'as-tu pas parlé jadis du métier (quelque chose de honteux ce me semble), que faisait le père de cette dame D., propriétaire actuellement de la Maison B. Je ne puis plus me rappeler ce que c'était. Dis-le moi donc. J'ai vu l'autre jour un Monsieur qui a rencontré plusieurs fois les B. Il ne sait rien de précis sur eux, mais il m'a dit qu'il n'en avait jamais entendu dire de mal d'aucune sorte.
J'ai dîné jeudi dernier chez Zola. Il nous a donné un fort beau dîner.
Adieu, ma bien-aimée mère, je t'embrasse mille fois de tout mon cœur. Compliments aux bonnes.

Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT

Et ta santé ? La mienne ne change pas. Les cheveux ne tombent plus.

1 La Comtesse de Rhétune, composée en 1876, refaite en 1878 sous le titre de La Trahison de la Comtesse de Rhune.
2 Voir ci-après la lettre écrite par Mme de Maupassant à Flaubert le 23 janvier 1878 (N° 85).