Ce 26 décembre [1878].
J'ai
été fort bousculé ces jours-ci, mon bien cher
Maître, et je n'ai pu encore vous écrire. Enfin, je suis
installé dans un beau bureau sur des jardins, mais je trouve
que ça sent le provisoire. On m'a promis de me titulariser
à 1800 francs (j'ai hâte que ce soit fait) et de me laisser,,
lorsque le ministre tombera, une partie de l'indemnité de Cabinet
à titre définitif.
Tant que M. Bardoux sera là, la situation pécuniaire
sera belle. J'aurai 1800 francs de traitement, 1000 d'indemnité
de Cabinet et 500 francs au moins de gratifications par an. Mais s'il
tombe tout de suite, rien.
Je n'ai pas encore vu le ministre, mais je vois souvent M. Charmes,
qui m'a rendu de grands services et peut m'en rendre encore. Je suis
dans la place, il s'agit de m'y établir solidement et d'avancer
vite tant que la chose sera possible.
Par exemple, pour du temps, je n'en ai pas. J'arrive à neuf
heures du matin et je pars à 6 heures 1/2 du soir. Je sors
deux heures dans le jour pour déjeuner. Mais cela n'est qu'un
moment à passer, et je serai libre quand je rentrerai dans
l'administration.
Je jouis d'une haute considération. Les directeurs me traitent
avec déférence et les chefs de bureaux m'adorent. Le
reste me regarde de loin. Mes collègues posent. Ils me trouvent,
je crois, trop simple. Je vois des choses farces, farces, farces,
et d'autres qui sont tristes, tristes, tristes, en somme, tout le
monde est bête, bête, bête ici comme ailleurs.
Une chose me gêne. J'ai déplu au lampiste qui n'a pas
encore voulu me donner de lampe. Si cela continue, j'en rendrai compte
au chef du Cabinet.
J'ai été de nouveau à la Librairie Nouvelle.
M. Achille n'a pu se procurer nulle part Le Bien et le Mal des Femmes.
C'est tout à fait épuisé.
Et Zola !... Cet article-là quinze jours avant L'Assommoir
! La jolie presse qu'il aura1.
Ballande va jouer en matinée (quand ? je l'ignore) mon Histoire
du Vieux Temps. C'est toujours ça. Malheureusement, ça
ne rapporte rien, les matinées.
Détail embêtant. Au cabinet du ministre, on vient tous
les dimanches jusqu'à midi. Je crois que j'aurai cependant
du temps pour travailler ; la besogne de la maison ira vite, quand
j'y serai accoutumé, elle n'est pas difficile.
Je vous embrasse tendrement, mon cher Maître, en vous remerciant,
et je vous prie de présenter à Madame Commanville mes
compliments respectueux et dévoués.
GUY
DE MAUPASSANT2
1 Étude de Zola, reproduite dans Les Romanciers Naturalistes,
sur les Romanciers Contemporains ; parue à Saint-Pétersbourg
le 1er septembre 1878, reprise et résumée par la Bibliothèque
Universelle et Revue Suisse, elle fut dénoncée le 15
décembre dans Le Figaro comme un geste de concurrence déloyale.
2 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N°
1781).