Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1878)

A Gustave Flaubert

A GUSTAVE FLAUBERT

Paris, ce [16] décembre 18781.

Mon cher Maître,
Je viens d'aller au ministère de l'Instruction publique, et je m'empresse de vous donner des nouvelles. J'ai vu le sous-chef du Cabinet, qui m'a dit de considérer l'affaire comme faite, et de me tenir prêt à prendre mon nouveau service. Mais, comme je m'étonnais de la marche tortueuse qu'on me faisait suivre, comme je ne comprenais point pourquoi il ne m'engageait pas à donner ma démission simplement, il m'a répondu que c'était pour me faciliter le moyen de rentrer à la Marine si M. Bardoux tombait. Je lui ai objecté la promesse formelle du ministre, faite devant M. Charme, de me placer dans son ministère s'il s'en allait. Le sous-chef s'est mis à rire et m'a dit : « M. Bardoux promet à tort et à travers mille choses qu'il ne peut tenir. Ne vous y fiez pas trop. »
Enfin, je verrai le ministre jeudi et je lui parlerai sérieusement. J'attends jusque-là. Cependant je flaire un tour de passe-passe pour me renvoyer à la Marine le jour de sa chute (qui est proche). Ce serait sous tous les rapports déplorable pour moi, mais je vais causer avec lui jeudi. Tous les journaux républicains l'attaquent et je crois que Antonin Proust va très prochainement lui succéder. M. Bardoux s'est usé par les promesses. J'ai vu Zola, qui n'est pas content de lui non plus. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, que vous m'aviez chargé de lui dire, lorsqu'il n'a pas été décoré, que le ministre demandait à le voir. Vous lui avez répété la même chose quelques jours après. Zola va chez M. Bardoux qui paraît étonné et lui dit : « Moi je n'ai pas dit cela ; je n'ai pas dit à Flaubert de vous engager à venir me voir. » Il avait complètement oublié, comme il avait oublié, l'autre jour, quand il m'a relu, les trois visites que je lui avais déjà faites, et la lettre que je lui avais écrite sur son invitation, car il m'a affirmé, malgré mes protestations, qu'il me voyait pour la première fois.
Je ne crois pas non plus qu'il puisse me faire sortir de la Marine par le moyen qu'il emploie. Les règlements ne doivent pas permettre le prêt d'un employé à un autre ministère. Enfin, nous verrons2.
Ma mère ne va pas mieux. Potain, qu'elle a consulté, affirme que le cœur n'a pas de maladie organique, ni les yeux. Il n'y a là qu'un rhumatisme nerveux, très dangereux cependant, parce qu'il menace la moelle épinière et peut amener une paralysie. Il lui défend à jamais, même pour quelques semaines, le séjour d'Étretat, ce qui nous jette dans de grands embarras et désole ma mère.
Je vous embrasse et vous serre les mains, mon cher Maître, et vous prie de me rappeler au souvenir de Madame Commanville.

GUY DE MAUPASSANT3


1 La lettre originale de Maupassant porte la date du 26 décembre, qui résulte vraisemblablement d'une erreur. Voir une autre lettre à Flaubert portant la date - exacte celle-là - du 26 décembre 1878 (N° 114).
2 Au Ministère de la Marine, le dossier du commis Guy de Maupassant renferme la note suivante, émanant du chef de service : M. de Maupassant ayant donné sa démission d'employé de la Marine pour être attaché au Ministère de l'Instruction publique, je ne pense par qu'il soit utile de faire connaître mon appréciation sur sa manière de servir. 19 décembre 1878.
3 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N° 1776).