A
SA MÈRE
[Fragment]
MINISTÈRE DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, le 11 septembre 1878.
Ma
chère mère, j'ai relu, hier soir, de tes nouvelles par
Léon Fontaine qui revenait d'Étretat. Il m'a dit que
tu n'allais pas mieux et que si tes yeux te faisaient moins souffrir,
ton cur allait plutôt plus mal. Je ne comprends pas que
tu aies des syncopes aussi violentes avec une maladie aussi peu avancée
que la tienne ; il faut que l'affection nerveuse se soit aussi jetée
sur le cur et se combine avec les troubles organiques. J'ai
des amis jeunes médecins et je leur en ai parlé : ils
trouvent ces accidents extraordinaires. Il faudrait trouver quelque
médecin sérieux à qui t'adresser lorsque tu seras
ici...
J'ai vu ce matin Flaubert qui était retourné chez Bardoux
pour lui parler de moi. Un des secrétaires particuliers du
ministre s'en allant, il m'offre la place. Mais Flaubert a oublié
de s'informer des appointements et de l'avenir possible lors d'un
changement de ministère. J'ai donc ajourné ma réponse
jusqu'au moment où j'aurai des informations plus précises.
Flaubert déjeune chez le ministre dans une dizaine de jours
; il saura alors à quoi s'en tenir et répondra pour
moi.
C'est Mac-Mahon qui a refusé de signer le décret nommant
officier de la Légion d'honneur Ernest Renan, qu'il confondait
du reste avec M. Littré. Quels insondables puits de stupidité
que ces hommes qui gouvernent les autres. Un chef d'État -
(le prince de Galles en eût fait autant) - qui ne distingue
pas Renan de Littré, qui ignore ce qu'ils ont fait ! - Il est
vrai de dire que les noms de Renan et de Littré feront plus
de bruit dans l'histoire que le vaincu glorieux mais stupide qui tient
nos destins. Flaubert a de nouveau refusé la croix d'officier
; il a bien fait ; mais Bardoux, pour l'amadouer, s'obstine à
la lui donner. Flaubert cédera-t-il ? Il s'amoindrirait.
J'ai lu, ce matin, une bien curieuse lettre de Tourgueneff, qui est
derrière Moscou, dans un petit trou perdu, où la poste
ne parvient qu'une fois par semaine. Il dit que les choses de l'Europe
ne lui arrivent qu'à travers un brouillard, comme s'il était
mort et que les noms qui lui sont les plus familiers lui semblent
lointains comme ceux de la Grèce et de Rome. Comme exemple
de murs patriarcales des pays primitifs et monarchiques, il
dit qu'il a invité à dîner le soir même
le médecin du pays, homme très honorable et très
respecté... qui a revu 20 000 francs d'un seigneur de l'endroit,
également respectable et honoré, pour celer un crime
dont il avait été témoin. Ces choses ont lieu
partout et ne m'étonnent pas, et ne scandalisent point ma philosophie
- mais chez nous on les cache et on les poursuit ; là-bas,
on les respecte et tout le monde les connaît. Voici le seul
point remarquable, mais il l'est. Tous les journaux républicains,
et même quelques feuilles monarchiques, demandent avec violence
l'abolition de la peine de mort publique, en attendant la suppression
même du supplice. Voilà une chose curieuse, parce qu'elle
se produit instantanément de tous les côtés à
la fois. Donc l'opinion est mûre, et ce ne sera pas long maintenant.
Quelle drôle de chose qu'il y ait toujours dans le monde ces
deux races d'hommes, l'une qui tire en avant, l'autre qui tire en
arrière, jusqu'au moment où la dernière lâche
quatre ou cinq pas pour se remettre à retarder l'autre.
. . . . . . . . .
Adieu, ma chère mère. Je t'embrasse mille fois de tout
mon cur. J'embrasse mon père. Dis-lui de me donner vite
des nouvelles. Compliments aux bonnes et à Cramoysan.
Ton
fils,
GUY DE MAUPASSANT