Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1877)

De Laure de Maupassant

A Gustave Flaubert

A GUSTAVE FLAUBERT

MINISTÈRE DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, le 6 novembre 1877.

Ce que vous demandez est bien difficile à trouver, mon cher Maître, et voici pourquoi : Il ne doit se rencontrer nulle part une valleuse près d'une autre montée plus facile ; car le seul fait de ce voisinage supprimerait la valleuse en moins d'un an. Ces passages sont créés et entretenus très difficilement et à grands frais par les communes lorsqu'il n'existe pas d'autre moyen de descendre à la mer soit pour pêcher soit pour prendre du varech. Or s'il y avait à deux trois ou cinq cents mètres d'une valleuse un autre moyen de gagner la mer, personne n'emploierait et n'entretiendrait plus la valleuse qui, par les pluies, éboulements et gelées, serait détruite entièrement en moins d'un hiver.
Je ne connais pas du reste le nord de Fécamp où se trouve Senneville mais je serais surpris au dernier point si vous trouviez là ce que vous cherchez. Voici la seule chose qui me paraisse possible, étant données les limites de votre plan.
Vos bonshommes entendent parler de la falaise de Bénouville à 3/4 de lieue d'Étretat, mais on leur dit que la descente est très fatigante et on leur indique à 1 kilomètre plus loin la petite vallée de Vaucotte. Étroit vallon couvert d'ajoncs qui mène à la mer par une descente un peu rapide à la fin mais sans danger et très praticable - on marche vers Étretat au pied d'une falaise absolument droite et souvent menaçante - plusieurs sources au pied - entre autres la Fontaine des Mousses.
En face de Bénouville à cent mètres en mer une magnifique aiguille plus large de la tête que du pied semble toujours sur le point de tomber, plus loin on aperçoit une autre aiguille, celle du Vaudieu, qui semble au contraire écrasée et rentrée dans le rocher. L'horizon est fermé par la grande pointe que forme la petite porte d'Étretat. On suit toujours la falaise. On passe devant la descente de Bénouville qu'on peut très bien ne pas apercevoir quand on ne la connaît pas (il est donc inutile d'en parler).
La falaise au-dessus de la tête est droite comme une immense muraille, dentelée dans le haut, avec des clochetons, de petites tours des têtes de diables. Des mouettes font entendre des cris tout à fait semblables aux bêlements des moutons - des cul-blancs habitent le pied de la falaise et boivent aux sources minces qui filtrent partout. Par places de larges éboulements font des taches pâles à côté de la couleur plus brune du calcaire de la côte. La petite porte d'Étretat a l'air, de loin, par les temps sombres qui la noircissent, d'un énorme éléphant qui boit dans la mer. Quand on n'est plus qu'à deux cents mètres de la muraille qui termine cette porte, en suivant bien le pied de la falaise, un avancement de roc vous cache et le trou noir du passage du Chaudron du diable et la valleuse du même nom. Ce détour du rocher est à vingt mètres environ du pied de la valleuse. Bouvard passe devant cette valleuse qui n'est par le bas qu'un sentier en pente douce, s'engage sous le tunnel du Chaudron qui traverse la pointe de falaise fermant Étretat, redescend de l'autre côté, se trouve sur la plage et gagne le pays en 5 minutes de marche sur le galet. Pécuchet qui l'a naturellement perdu de vue puisque l'autre est entré dans le passage sous la côte aperçoit à gauche un sentier facile - il le prend. Ce chemin monte lentement jusqu'à la hauteur de la petite porte - Là il tourne brusquement à gauche, devient un escalier encaissé dans le roc, mais rapide comme une échelle avec des marches de trois pieds de haut et qui sont plutôt indiquées que creusées - Quand on a monté vingt mètres on aperçoit au-dessous de soi, en se retournant, la crête étroite de la falaise s'avançant jusqu'à la porte et au pied, à 60 mètres, le roc et la mer - En arrivant au tournant du sentier dont je viens de parler, au lieu de prendre à gauche, on peut s'avancer à droite sur une toute petite plate-forme qu'il est possible de prendre pour une continuation du sentier. On découvre subitement toute la baie d'Étretat, mais à ses pieds, le vide ; cet endroit est très effrayant parce qu'on ne s'attend pas à la brusque interruption de ce qu'on a cru être un chemin. Celui de gauche, très dur d'abord, presque à pic, taillé à peine dans le rocher, se termine à une pente douce de gazon allant jusqu'au plateau. De là en deux minutes on est près de la chapelle, au-dessus d'Étretat. Mais il faudrait que de cet endroit Pécuchet aperçût Bouvard au bas de la côte sur la plage, arrivé simplement par le galet.
Voilà la seule excursion possible aux environs d'Étretat. Si elle vous convient, je puis vous envoyer des détails plus complets.
Je ne pense pas que vous trouviez nulle part ce que vous cherchez.
Je vous embrasse, mon cher Maître, en vous serrant bien les mains.
Dites-moi si ce que je vous envoie vous suffit.

Tout à vous
GUY DE MAUPASSANT1


1 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, Nos 1714 et 1715).