Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1877)

A Gustave Flaubert

A GUSTAVE FLAUBERT

MINISTÈRE DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, ce 8 janvier 1877.

Je suis assez embarrassé pour La Nation, mon cher Maître, et comme il se peut faire que vous ayez vu R. Duval à Rouen pendant les vacances du jour de l'an, je viens vous expliquer les choses et vous demander conseil.
Lorsque M. R. Duval m'a demandé quelques articles littéraires, il s'est refusé à prendre des études longues et sérieuses comme celle que je lui proposais, et il m'a recommandé de faire amusant. Pour lui plaire, je lui ai donné mon article sur Balzac, qui est de la critique à l'usage des dames et des messieurs du monde, mais où il n'est pas question de littérature. Il l'a trouvé charmant et il en a parlé avec enthousiasme à Mme Lapierre, qui me l'a répété. Là-dessus, je fais un article très littéraire et très sérieux sur une question fort grosse et fort grave, l'invasion de la Bizarrerie, procédé des médiocres pour remplacer l'originalité qu'ils ne trouvent pas. Le livre qui me servait de prétexte pour cette étude était Les Morts bizarres, de Jean Richepin. R. Duval m'a objecté que cela n'était point intéressant pour ses lecteurs, que M. Richepin n'était point digne de la réclame qui résultait toujours d'un article même ennemi (comme il s'agissait de Richepin !!!), etc., etc. Là-dessus, je prends la réédition du 1er livre de Sainte-Beuve sur la poésie française au XVIe siècle et je fais un troisième article. Raoul Duval a paru l'apprécier, m'a demandé la permission de couper en deux quelques phrases, parce que dans le journalisme il faut faire la phrase courte : et m'a annoncé qu'il paraîtrait prochainement. J'attends encore !!! Comme le M. Noël qui fait la chronique dramatique dans La Nation est au-dessous de Mallarmé comme galimatias, et que le journal ne peut réellement pas le conserver, M. R. Duval m'a prié de lui faire quelques critiques de pièces. J'ai pris d'abord L'Ami Fritz, qui est certes ce qu'on a donné de meilleur cette année1. C'est l'avis de Daudet, de Zola, de Tourgueneff et, ce qui me suffisait, c'est le mien. J'apprends aujourd'hui que M. R. Duval a trouvé cette pièce imbécile, atroce, et dit à tout le monde de n'y pas aller. Est-ce son opinion ou celle du monde bonapartiste ? Je l'ignore, toujours est-il que mon article n'a pas dû lui plaire, quoique j'aie fait un éloge bien modéré de cette œuvre.
Or je vois par mes yeux, je juge par ma raison et je ne dirai point que ce qui est blanc est noir, parce que c'est l'avis d'un autre. Je compte faire encore un article d'épreuve pour La Nation, après quoi je me tiendrai tranquille. Non seulement j'ai dépensé 25 francs en livres et places de théâtres à analyser, dépense dont je me serais certes abstenu, mais j'ai perdu grandement un mois de travail, ce qui est beaucoup plus important. Cette indécision continue me tracasse, ces articles divers, irréguliers me troublent, je ne sais encore rien, et avec l'indécision de M. Raoul Duval et la crainte qu'il a de sa rédaction évidemment hostile à un nouveau venu, il peut me faire passer ainsi tout le printemps en me demandant des articles d'épreuve qui ne me mèneront à rien et ne sont point payés. J'ai pensé que vous vous étiez peut-être rencontrés chez Mme Lapierre et qu'il avait pu vous parler de moi. Je voudrais, en ce cas, savoir si j'ai quelque chance de remplacer M. Noël, sans quoi il est inutile que je continue à dépenser de l'argent et du temps pour rien. Je ne sais même quelle pièce choisir pour faire un second article, et cette critique après coup ne peut avoir aucune espèce d'originalité. Il est inutile dans tous les cas d'écrire pour moi à M. R. Duval ; je vous parlerai beaucoup plus longuement de tout cela quand vous serez ici. Croyez-moi bien, cher maître, aucun journal ne me laissera faire des articles vraiment littéraires et dire ce que je pense. Je lis tous les jours La Nation ; cette feuille est radicalement imbécile, c'est le royaume des préjugés et du convenu, toute chose nouvelle les effarouchera comme idée et comme forme. M. Noël dit bien que la chanteuse, Mlle Richter, est la « personnification de la gracieuse figure de jeune fille que le compositeur (Victor Massé) a choisie pour l'encadrer de ses perles les plus mélodieuses !... ». Je vous envoie, en outre, le feuilleton d'aujourd'hui, il est impossible d'être plus mauvais. Je vous adresse, en même temps, un article de Zola qui trouve que le Drame scientifique est une heureuse innovation qui mène au drame naturaliste. Cette fois, c'est trop fort !!! Quand donc reviendrez-vous ? Je suis désolé de vous voir rester si longtemps là-bas. M. Tourgueneff m'a dit hier que vous ne seriez peut-être pas ici avant la fin de février, et cela m'a rempli de tristesse. J'ai un besoin énorme de causer avec vous, j'ai le cerveau plein de choses à vous dire : je suis malade d'une trop longue continence d'esprit, comme on l'est d'une chasteté prolongée.
Il y a sur Paris, en ce moment, une atmosphère de lubricité qui m'est douce. On ne parle que des histoires de Mme Ch. H., du prince de Hohenlohe, et d'une autre dame qu'on ne nomme pas. Demandez à Mme Lapierre de vous raconter cela. Je travaille trop en ce moment... Mais l'impudicité du bon public me réjouit.
Revenez vite, cher Maître, je vous embrasse en attendant avec une affection toute filiale. Votre

GUY DE MAUPASSANT2


1 La comédie d'Erckmann-Chatrian, créée avec grand succès à la Comédie-Française, le 2 décembre 1876.
2 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, 1930, N° 1635).