A
ROBERT PINCHON
Paris, ce 11 mars
1876.
Mon cher La Toque,
J'ai reçu hier ta lettre et j'ai versé dessus des larmes
d'attendrissement. J'ai immédiatement eu l'idée de faire
une grande quête ou une loterie à ton profit ou de prier
la Farcy d'abandonner les recettes d'une nuit pour te permettre de
venir nous retrouver. Je sais que Paris entier et surtout les environs
répondront à mon appel.
...Quant à moi je ne m'occupe pas de théâtre en
ce moment ; je trouve que décidément les directeurs
ne valent pas la peine qu'on travaille pour eux !!! Ils trouvent,
il est vrai, nos pièces charmantes, mais ils ne les jouent
pas ; et pour moi j'aimerais mieux qu'ils les trouvassent mauvaises
et qu'ils les fissent représenter. C'est assez te dire que
Raymond Deslandes juge ma Répétition trop fine pour
le Vaudeville. J'ai du reste peu travaillé. Mon cur me
faisant beaucoup souffrir, j'ai été consulter, et on
m'a ordonné un repos complet avec bromure de potassium, digitale
et défense de veiller. Ce traitement n'a obtenu aucun succès.
Alors on m'a mis à l'arsenic, iodure de potassium, teinture
de colchique : ce traitement n'a obtenu aucun succès. Alors
mon médecin m'a envoyé consulter un spécialiste,
le maître des maîtres, le docteur Potain... Ce dernier
m'a déclaré que le cur lui-même n'avait
absolument rien mais que j'étais atteint d'un commencement
d'empoisonnement par la nicotine. Cela m'a produit tant d'effet que
j'ai avalé immédiatement toutes mes pipes pour ne plus
les voir. Cependant mon cur bat toujours autant ; il est vrai
qu'il n'y a que quinze jours que je ne fume plus .
... J'ai fait une pièce de vers1 qui va d'un coup me faire
passer la réputation des plus grands poètes : elle paraîtra
le 20 de ce mois dans la République des Lettres, si l'éditeur-propriétaire
ne la lit pas, car cet homme est un catholique forcené, et
ma pièce, chaste de termes, est ce qu'on peut faire de plus
immoral, impudique, etc., comme images et donnée. Flaubert,
plein d'enthousiasme, m'a dit de l'envoyer à Catulle Mendès,
directeur de cette revue ; ce dernier, complètement renversé,
va essayer de la faire passer malgré le propriétaire
; puis il l'a lue à plusieurs membres du Parnasse ; on en a
parlé, et samedi dernier, à un dîner littéraire
auquel assistait Zola, il paraît que j'ai fait le sujet de la
conversation, pendant une heure, entre hommes qui ne me connaissent
pas du tout. Zola écoutait sans rien dire, Mendès m'a
présenté à quelques Parnassiens qui m'ont accablé
de compliments. Mais seulement, c'est roide de publier l'histoire
de deux jeunes gens qui meurent à force de... Je me demande
si comme l'illustre Barbet d'Aurevilly, je ne vais pas être
appelé devant le juge d'instruction ?
... As-tu lu le livre de Daudet, Jack ? C'est très remarquable.
Zola m'a envoyé hier un exemplaire de son nouveau roman qui
ne paraît que la semaine prochaine. Je trouve cela superbe.
C'est un livre politique, l'histoire de Rouher2.
... Ma Femme à Barbe3 m'a fait faire la connaissance d'une
admiratrice passionnée - sous tous les rapports, mais avec
laquelle je joue jusqu'ici le triste rôle de joseph vis-à-vis
de Mme Putiphar : c'est Suzanne Lagier4...
La dite Suzanne Lagier veut absolument réciter une pièce
de moi en public dans une matinée qui aura lieu au commencement
de mai et dans laquelle elle jouera, et je lui fais en ce moment une
pièce attendrissante qui fera pleurer toutes les dames .
... Ma nouvelle En Canot paraît ces jours-ci à L'Officiel
et L'Aventure du Petit Pierre vraisemblablement à L'Opinion
Nationale. Voici pourquoi je dis vraisemblablement. Ce journal a reçu
ma nouvelle, m'a promis de la publier, puis au dernier moment, par
un scrupule de conscience bien naturel, il m'a fait demander si j'avais
l'intention d'être payé. J'ai répondu que je l'avais
indubitablement. Alors le rédacteur m'a dit qu'ils n'avaient
pas précisément celle de me payer. J'ai annoncé
alors que moi j'aurais celle-là de retirer ma nouvelle pour
la porter autre part. Alors il m'a prié d'attendre pour leur
laisser le temps de décider quelle intention ils finiraient
par avoir : de sorte qu'en ce moment L'Opinion me laisse sans elle-même
(opinion)5...
JOSEPH PRUNIER
1 Au bord de l'Eau, publié le 20 mars 1876 dans La République
des Lettres.
2 Son Excellence Eugène Rougon.
3 Poème érotique de Maupassant.
4 Suzanne Lagier, actrice française (1833-1893). Maupassant
la juge en ces termes, dans une lettre dont nous ne reproduisons que
ce passage : « Suzanne Lagier, la première baiseuse...
pleine d'esprit du reste et gonflée du f .. de trois générations.
Elle débite les histoires les plus excessivement cochonnes
et drôles.... »
5 Lettre illustrée par Maupassant de croquis à la plume
: - 1° Hadji (dit aussi N'a qu'un il) assis avec ses camarades
de bureau sous la surveillance du commis principal. - 2° La tête
du professeur Potain. - 3° Caricatures de Flaubert, Tourgueneff
et Alphonse Daudet représentés debout : Maupassant assis
est en train de les dessiner. (Voir le fac-similé).
