A
LOUIS LE POITTEVIN
Paris ce mardi
[mars 1875].
Mon cher Louis,
Si je ne t'ai pas répondu plus tôt, c'est que j'ai passé
la journée d'hier à consulter notaires et avocats, et
maintenant que ces messieurs m'ont répondu - je puis te dire
: Ton M. G. est un fripon.
Le susdit Monsieur, après m'avoir dit devant toi qu'il croyait
que mon grand-père ne laissait aucune dette a écrit
hier à mon père pour réclamer 90 fr. que mon
grand-père lui devrait à lui G., plus 140 fr. pour menus
frais. Or la succession n'est pas encore acceptée par lui,
au nom de mon père. Là-dessus, trouvant que cette conduite
était loin d'être claire, j'ai été consulter
un avocat et voici ce qu'il m'a répondu :
« L'homme qui a fait cela est un fripon et vous n'avez qu'à
annuler immédiatement la procuration qu'il a entre les mains.
Il est inconcevable qu'un homme d'affaires, chargé d'accepter
une succession sous bénéfice d'inventaire, essaye de
se faire payer une dette à lui, avant l'acceptation. Il essaye
d'entraîner votre père dans l'acceptation pure et simple.
Car si cette dette était payée, M. de Maupassant se
trouverait engagé par là à payer toutes les autres
qui pourraient se présenter. C'est un acte de friponnerie et
d'audace inqualifiable pour un légiste. De plus, un homme d'affaires
liquidant une succession, qui vient réclamer une dette sous
cette rubrique (90 fr. dus à l'occasion de la vente de la Neuville),
sans autre justification, mais il faudrait qu'un héritier fût
stupide pour payer une dette aussi peu motivée. Quant aux frais
de succession, cela se borne, d'après les lettres mêmes
de M. G., à un procès-verbal tenant lieu d'inventaire.
Cela ne peut pas coûter plus de 20 à 30 fr. »
Le soir, j'ai été trouver M. Fontaine et lui ai montré
les lettres de M. G. M. Fontaine était indigné. Il m'a
dit « Cet homme serait un notaire, il y en aurait assez pour
le faire casser. Car cette dette payée, M. de Maupassant se
trouve forcé de payer tout et il détruit par là
les sûretés fournies par le bénéfice d'inventaire.
» Il ne comprend rien non plus aux 140 fr. de frais qu'il réclame,
et il m'a dit d'écrire de suite, de suite à M. Cullembourg,
pour faire annuler la procuration de mon père, ce que j'ai
fait, M. Fontaine étant persuadé que M. G. est l'agent
des Cord'homme, tant cette manière d'agir lui paraît
extraordinaire.
Quand j'ai raconté cela à Robert la Toque, il s'est
mis à rire et m'a dit : c'est cela qui ne m'étonne pas.
Il y a longtemps que j'avais entendu parler du petit G. comme d'un
fripon.
Maintenant au tableau. Je te trouve plaisant !! Je te trouve réussi
!! Je te trouve -------- plaisant. Comment, j'ai ma chambre encombrée
d'horreurs. Un sacré caïman1 que j'ai été
obligé de suspendre à mon plafond, ne sachant où
le mettre et qui fait se foutre de moi toutes les personnes que je
redois, des arêtes de poisson que je suis obligé de mettre
sur mon lit le jour et sur un fauteuil la nuit. Et tu viens me menacer
de mettre un tableau de Bellangé2 au mont-de-piété,
quand tu possèdes une maison entière !!!!!!!
Rouennais ! Rouennais ! Rouennais ! Et nom de dieu de bougre de merdicolère
de foutripétant, ne peux-tu le monter dans une chambre supérieure.
Je vais brûler ton fusil à rouet, manger ton caïman
et faire de l'extrait de Liebig avec l'arête d'espadon.
Or, ouïs ceci :
Cherche un emballeur et dis-moi vite ce que cela peut coûter
de faire emballer cette croûte que je prendrai en allant à
Étretat.
Mais trouve un emballeur plus honnête que tes hommes d'affaires.
Je te mets subrepticement (.....).
A toi,
JOSEPH PRUNIER
Mille compliments
à ta femme et à ton beau-père.
1 Voir la lettre
à Louis Le Poittevin du 20 février 1875, N° 35.
2 Hippolyte Bellangé (1800-1866), ami de Gustave de Maupassant,
dont il fit le portrait.