A
SA MÈRE
Paris, ce 20 septembre
1875.
Ce lundi.
J'ai relu ta lettre
ce matin, ma chère mère, et, comme j'ai aujourd'hui
quelques minutes de liberté, j'y réponds de suite.
Je vais d'abord te raconter ma journée d'hier, d'autant plus
que j'ai fait une excursion des plus remarquables.
Je suis parti samedi soir par le chemin de fer de Limours, et j'ai
pris mon billet poux Saint-Rémy, village situé à
8 lieues de Paris et près de Chevreuse. J'avais avec moi un
seul camarade, M....., un peintre et marcheur intrépide. De
Saint-Rémy nous gagnons Chevreuse où nous dînons,
après quoi nous faisons un tour le long... le long de l'Yvette,
qui nous paraît fort jolie, et nous nous couchons. Hier, à
5 heures du matin, nous étions debout. Nous allons d'abord
visiter les ruines du château de Chevreuse, qui sont pittoresques
et bien placées sur une hauteur dominant la vallée ;
puis (pardon du détail) nous achetons du saucisson, du jambon,
2 livres de pain, du fromage et un verre, et nous nous mettons en
route. La vallée est jolie, avec des points de vue ravissants
et une puissance de végétation remarquable, mais cependant
j'avouerai que j'attendais mieux. Nous nous dirigeons ensuite vers
Cernay, dont on m'avait beaucoup vanté les Vaux remplis de
cascatelles. J'ai vu en route une chose qui m'a fait croire que j'étais
près du Paradou1.
Un parc, ou plutôt un chaos de verdure immense où on
ne distinguait pas une éclaircie, pas un point de vue ménagé
: une infranchissable muraille de feuilles. Nous avons suivi le mur
d'enceinte pendant 5 kilomètres et nous n'en apercevions pas
le bout, et comme nous demandions à une vieille à qui
appartenait cette merveilleuse propriété, elle nous
a répondu d'un air rogue et indigné : « Tout le
monde sait, Monsieur, que c'est la propriété du duc
de Luynes. » Notre demande était pourtant naturelle ;
nous nous savions à 6 kilomètres du château de
Dampierre, le parc a donc 6 kilomètres de large !!! et une
longueur ? Nous arrivons ensuite à Cernay et nous descendons
dans la vallée ; là j'ai été véritablement
ébloui par la merveilleuse beauté du paysage : j'apercevais
devant moi une adorable petite vallée dont tout le fond était
un étang planté de roseaux. Nous descendons dans les
bois et nous touchons aux cascatelles. Je doute que les fameux jardins
de Frascati, dont tu m'as si souvent parlé, soient aussi beaux
que cette vallée : figure-toi d'abord un bois avec des chênes
d'une grosseur et d'une hauteur improbables, sur nos têtes une
voûte de feuilles, autour de nous des roches rouges et grises,
grosses comme des maisons, et une rivière sautant de rocher
en rocher, courant à droite et à gauche ; j'ai pensé
à certaines descriptions de la Jérusalem délivrée.
Nous avons ensuite continué notre chemin le long des étangs
que nous avons suivis pendant 3 lieues au milieu d'un paysage féerique,
suivant le pied d'un coteau boisé où les arbres s'interrompaient
tout à coup pour faire place à ces immenses rochers
gris qui perçaient la terre de tous côtés. Une
seule chose nous troublait, c'était la quantité prodigieuse
de reptiles qui fuyaient devant nous. Pendant près de deux
heures nous n'avons pas vu une maison, pas rencontré un habitant
; nous allions à la découverte, et nous avons été
obligés de boire de l'eau à la rivière en mangeant
notre frugal déjeuner. On nous à dit ensuite que personne
ne visitait cette vallée à cause des difficultés
d'accès : il faut être marcheur enragé pour aller
jusqu'au bout. Le dernier étang, plus petit que les autres,
est entouré d'un rideau de sapins : il est aussi sombre et
désolé que les autres sont gais et riants. Nous arrivons
ensuite à Fargis [sic pour Auffargis]. De là ; nous
allons à Trappes par une affreuse grand'route, et nous allons
voir l'étang de Saint-Quentin. Ça c'est autre chose.
Figure-toi une immense plaine, une nappe d'eau dont nous n'avons pas
vu les bouts (elle a 5 kilomètres de long, des roseaux sur
les bords, au milieu des centaines de poules d'eau, et sur la berge
des douzaines de chasseurs. Les poules d'eau regardent les chasseurs,
les chasseurs regardent les poules d'eau, et on attend. De minute
en minute un coup de fusil, c'est pour quelque malheureuse poule qui
s'est aventurée trop près des bords ; immédiatement
un gamin se met à l'eau et rapporte la victime.
Nous avons gagné Versailles, puis Port-Marly, enfin Chatou
à 9 h. 1/2, et nous avons retrouvé là nos amis.
Nous marchions depuis 5 heures du matin et nous avions fait 15 lieues,
ou si tu aimes mieux 60 kilomètres, environ 70 000 pas !!!
Nos pieds étaient en marmelade2.
Pendant toute cette journée, j'étais poursuivi par une
idée fixe, j'avais chaud, j'étais couvert de poussière
et je me disais : comme un bain de mer me serait agréable.
Pendant la seule partie laide de notre promenade, c'est-à-dire
de Fargis [Auffargis] à Trappes, nous avons été
poursuivis par une pluie battante. Il avait fait beau jusque-là
; nous avons eu ensuite beau temps jusqu'à 7 heures du soir
et alors une nouvelle averse. Aujourd'hui le temps est à peu
près remis et il fait très chaud. Je crois que l'été
sera bientôt au mois de décembre et l'hiver au mois de
juillet. On pourra probablement cette année prendre des bains
de mer jusqu'à la fin d'octobre. Y a-t-il encore beaucoup de
monde à Étretat ? C'est moi qui n'apprécierais
pas du tout un souper au clair de la lune sur le galet d'Antifer.
Oh ! non, mais non...
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT
1 Paradou : jardin décrit par Zola dans La Faute de l'Abbé
Mouret.
2 D'après le compte de Maupassant, les promeneurs auraient
fait plus de 13 kilomètres à l'heure, ce qui ne parait
pas vraisemblable.
