Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1874)

A sa mère

A SA MÈRE

Paris, le 8 mars 1875.

Ma chère mère,
Mon pauvre père est en ce moment tout retourné, tout bouleversé. Tu sais que nous avions chargé de nos affaires à Rouen un M. G.1 ami de Louis. Je m'y étais bien un peu opposé, mais mon père, Louis et M. Ernoult me répétant qu'il ferait cela pour rien, comme ami, j'avais été voir M. G. à mon voyage à Rouen. Je n'avais été que médiocrement satisfait de la figure de jésuite du susdit Monsieur, mais comme il m'avait fait les offres de services les plus complètes avec des montagnes de protestations de dévouement - je l'avais prié de régler les affaires, et comme je l'interrogeais sur l'état probable de la succession, il m'a dit qu'il n'y avait aucune dette, à sa connaissance du moins. Or aujourd'hui il écrit à mon père pour le prier d'envoyer la somme de 250 francs, soit 150 pour régler les premiers frais (c'est-à-dire un inventaire qui n'a pas eu lieu puisqu'il n'y avait rien à inventorier - et qui a été remplacé par un simple procès-verbal - coût 30 francs), puis, pour compléter, 100 que mon grand-père lui devait à lui Gauthier depuis plusieurs années déjà pour la vente de La Neuville.
Que dis-tu de tout cela ?... Ce Monsieur qui me dit à moi qu'il n'y a aucune dette à sa connaissance et qui vient me réclamer 100 fr. poux lui. Ce qu'il y a de plus joli, c'est qu'il n'a encore rien fait que cet inventaire qui coûte 30 francs.
Louis m'écrit lettres sur lettres pour, me demander où envoyer le portrait de mon père qu'on vient de déposer chez lui et qu'il ne sait où placer. Je vais le prier de s'informer de ce que coûterait l'emballage et de le faire expédier à Étretat.
Je suis furieux après Paumelle ; le pantalon noir qu'il m'a envoyé non seulement n'allait pas du tout, mais le drap est tellement mauvais qu'il est déjà presque hors de service quoique je ne l'aie mis que sept ou huit fois. Chaque fois que je le mets, il se déchire par quelque côté. Le fonds est parti presque en entier. Ma concierge est sans cesse occupée à le recoudre ou à y mettre des pièces.
Tu me demandes ce que c'est que La Fille de Roland, œuvre de M. le Vicomte de Borgnier (sic). C'est une pièce de sentiments nobles, écrite en style de M. Casimir Delavigne - même moins bon - par un vieux bibliothécaire de l'Arsenal qui a écrit toute sa vie des pièces refusées partout et qui enfin a réussi à faire passer celle-là aux Français où elle est présentée depuis 15 ans2.
Nous allons, quelques amis et moi, jouer dans l'atelier de Leloir une pièce absolument lubrique3 où assisteront Flaubert et Tourgueneff -Inutile de dire que cette pièce est de nous - En fait d'œuvre, voici une pièce de vers que j'ai faite dernièrement4.
Sommation respectueuse.
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout cœur ainsi qu'Hervé. Compliments à Josèphe.

Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT


1 Gauthier. Voir la lettre N° 33.
2 En fait, le drame d'Henri de Bornier venait d'être créé à la Comédie-Française, le 15 février 1875, avec Sarah Bernhardt dans le rôle principal.
3 A la Feuille de Rose.
4 Le texte de cette pièce intitulée Sommation a été publié dans Des Vers.