A
SA MÈRE
Paris, le 8 mars
1875.
Ma chère
mère,
Mon pauvre père est en ce moment tout retourné, tout
bouleversé. Tu sais que nous avions chargé de nos affaires
à Rouen un M. G.1 ami de Louis. Je m'y étais bien un
peu opposé, mais mon père, Louis et M. Ernoult me répétant
qu'il ferait cela pour rien, comme ami, j'avais été
voir M. G. à mon voyage à Rouen. Je n'avais été
que médiocrement satisfait de la figure de jésuite du
susdit Monsieur, mais comme il m'avait fait les offres de services
les plus complètes avec des montagnes de protestations de dévouement
- je l'avais prié de régler les affaires, et comme je
l'interrogeais sur l'état probable de la succession, il m'a
dit qu'il n'y avait aucune dette, à sa connaissance du moins.
Or aujourd'hui il écrit à mon père pour le prier
d'envoyer la somme de 250 francs, soit 150 pour régler les
premiers frais (c'est-à-dire un inventaire qui n'a pas eu lieu
puisqu'il n'y avait rien à inventorier - et qui a été
remplacé par un simple procès-verbal - coût 30
francs), puis, pour compléter, 100 que mon grand-père
lui devait à lui Gauthier depuis plusieurs années déjà
pour la vente de La Neuville.
Que dis-tu de tout cela ?... Ce Monsieur qui me dit à moi qu'il
n'y a aucune dette à sa connaissance et qui vient me réclamer
100 fr. poux lui. Ce qu'il y a de plus joli, c'est qu'il n'a encore
rien fait que cet inventaire qui coûte 30 francs.
Louis m'écrit lettres sur lettres pour, me demander où
envoyer le portrait de mon père qu'on vient de déposer
chez lui et qu'il ne sait où placer. Je vais le prier de s'informer
de ce que coûterait l'emballage et de le faire expédier
à Étretat.
Je suis furieux après Paumelle ; le pantalon noir qu'il m'a
envoyé non seulement n'allait pas du tout, mais le drap est
tellement mauvais qu'il est déjà presque hors de service
quoique je ne l'aie mis que sept ou huit fois. Chaque fois que je
le mets, il se déchire par quelque côté. Le fonds
est parti presque en entier. Ma concierge est sans cesse occupée
à le recoudre ou à y mettre des pièces.
Tu me demandes ce que c'est que La Fille de Roland, uvre de
M. le Vicomte de Borgnier (sic). C'est une pièce de sentiments
nobles, écrite en style de M. Casimir Delavigne - même
moins bon - par un vieux bibliothécaire de l'Arsenal qui a
écrit toute sa vie des pièces refusées partout
et qui enfin a réussi à faire passer celle-là
aux Français où elle est présentée depuis
15 ans2.
Nous allons, quelques amis et moi, jouer dans l'atelier de Leloir
une pièce absolument lubrique3 où assisteront Flaubert
et Tourgueneff -Inutile de dire que cette pièce est de nous
- En fait d'uvre, voici une pièce de vers que j'ai faite
dernièrement4.
Sommation respectueuse.
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout cur
ainsi qu'Hervé. Compliments à Josèphe.
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT
1 Gauthier. Voir la lettre N° 33.
2 En fait, le drame d'Henri de Bornier venait d'être créé
à la Comédie-Française, le 15 février
1875, avec Sarah Bernhardt dans le rôle principal.
3 A la Feuille de Rose.
4 Le texte de cette pièce intitulée Sommation a été
publié dans Des Vers.