A
MAURICE VAUCAIRE
Châtel-Guyon,
17 juillet.
[1886 ?]
Monsieur,
établir les règles d'un art n'est pas chose aisée,
d'autant plus que chaque tempérament d'écrivain a besoin
de règles différentes. Je crois que pour produire, il
ne faut pas trop raisonner. Mais il faut regarder beaucoup et songer
à ce qu'on a vu. Voir : tout est là, et voir juste. J'entends
par voir juste, voir avec ses propres yeux et non avec ceux des maîtres.
L'originalité d'un artiste s'indique d'abord dans les petites
choses et non dans les grandes.
Des chefs-d'uvre ont été faits sur d'insignifiants
détails, sur des objets vulgaires. Il faut trouver aux choses
une signification qui n'a pas encore été découverte
et tâcher de l'exprimer d'une façon personnelle.
Celui qui m'étonnera en me parlant d'un caillou, d'un tronc d'arbre,
d'un rat, d'une vieille chaise, sera, certes, sur la voie de l'art et
apte, plus tard, aux grands sujets.
On a trop chanté les aurores, les soleils, les rosées
et la lune, les jeunes filles et l'amour, pour que les derniers venus
n'imitent pas toujours quelqu'un en touchant à ces sujets.
Et puis, je crois qu'il faut éviter les inspirations vagues.
L'art est mathématique, les grands effets sont obtenus par des
moyens simples et bien combinés. Chateaubriand1 a dit : «
Le génie n'est qu'une longue patience. »
Je crois que le talent n'est qu'une longue réflexion, étant
donné qu'on a l'intelligence.
Certes, vous avez des dons poétiques, un esprit qui reçoit
bien les impressions, qui se laisse bien pénétrer par
les objets et les idées. Il ne vous faudrait, à mon humble
avis, qu'une tension de réflexion pour utiliser pleinement vos
moyens en évitant surtout les pensées dites poétiques,
et en cherchant la poésie dans les choses précises ou
méprisées, ou peu d'artistes ont été la
découvrir.
Mais surtout, surtout, n'imitez pas, ne vous rappelez rien de ce que
vous avez lu ; oubliez tout, et (je vais vous dire une monstruosité
que je crois absolument vraie), pour devenir bien personnel, n'admirez
personne.
Il est difficile, en cinquante lignes, de parler de ces choses sans
avoir l'air pédant, et je m'aperçois que je n'ai pas évité
l'écueil.
Je vous serre cordialement la main.
GUY
DE MAUPASSANT
[1
Maupassant écrit Chateaubriand pour Buffon. Il commit le même
lapsus dans la préface de Pierre et Jean publiée dans
le Figaro. (Voir sa lettre du 8 janvier 1888, N° 481.)
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