A
HERMINE LECOMTE DU NOÜY
[Fragment]
Antibes, 2 mars 1886.
Madame et chère
amie,
Que vous dirai-je d'ici ? Je navigue, et je travaille surtout. Je fais
une histoire de passion1 très exaltée, très alerte
et très poétique. Ça me change - et m'embarrasse.
Les chapitres de sentiments sont beaucoup plus raturés que les
autres. Enfin ça vient tout de même ; on se plie à
tout avec de la patience ; mais je ris souvent des idées sentimentales,
très sentimentales et tendres, que je trouve, en cherchant bien
! J'ai peur que ça me convertisse au genre amoureux, pas seulement
dans les livres, mais aussi dans la vie ; quand l'esprit prend un pli,
il le garde, et vraiment il m'arrive quelquefois en me promenant sur
le cap d'Antibes, un cap solitaire comme une lande en Bretagne, en préparant
un chapitre poétique au clair de lune, de m'imaginer que ces
aventures-là ne sont pas si bêtes qu'on le croirait.
Je vais assez souvent à Cannes, qui est aujourd'hui une cour
ou plutôt une basse-cour de Rois. - Rien que des Altesses et tout
ça règne dans les Salons de leurs nobles sujets. Moi je
ne veux plus rencontrer un prince, plus un seul, parce que je n'aime
pas rester debout des soirées entières, et ces rustres-là
ne s'asseyant jamais, laissent non seulement les hommes, mais aussi
toutes les femmes perchées sur leurs pattes de dindes de neuf
heures à minuit, par respect de l'Altesse Royale.
Le prince X...2, qui serait fort beau avec la blouse bleue du marchand
de porcs normand, bien qu'il ressemble à l'animal plutôt
qu'au vendeur, règne sur un peuple..., en face du comte ...,
un vrai serrurier, qui règne sur un peuple de nobles, faux ou
vrais. Cependant les... l'emportent de beaucoup en nombre et en fortune.
Dans dix ans Cannes sera... ou ne sera pas.
A côté de ces 2 monarques on voit au moins cent altesses,
roi de Wurtemberg, grand-duc de Mecklembourg, duc de Bragance, etc.,
etc. La société cannoise en est devenue folle. Il est
facile de constater que ce n'est pas par les Idées que périra
la noblesse d'aujourd'hui comme son aînée de 89. Quels
crétins !!!
De temps en temps tous ces princes vont rendre visite à leur
cousin de... Alors la scène change dès la gare. Les Altesses
qui daignaient à peine tendre un doigt, la veille, à leurs
fidèles et très nobles serviteurs, inclinés jusqu'à
leurs genoux, sont bousculés par les commissionnaires, coudoyés
et poussés par des commis voyageurs, entassés dans des
wagons avec les hommes les plus communs, les plus grossiers et les plus
mal appris... Et on s'aperçoit avec stupeur que, si on n'était
prévenu, il serait impossible de reconnaître la distinction
royale et la vulgarité bourgeoise ; c'est là une comédie
admirable, admirable... admirable... que j'aurais un plaisir infini
- vous entendez infini - à raconter si je n'avais des amis, de
très charmants amis, parmi les fidèles de ces grotesques.
Et puis le duc..., lui-même, est si gentil à mon égard
que vraiment je ne peux pas : mais ça me tente, ça me
démange, ça me ronge... En tout cas, cela m'a servi de
formuler ce principe qui est plus vrai, soyez-en convaincue, que l'existence
de Dieu.
Tout homme qui veut garder l'intégrité de sa pensée,
l'indépendance de son jugement, voir la vie, l'humanité
et le monde en observateur libre, au-dessus de tout préjugé,
de toute croyance préconçue et de toute religion, doit
s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations mondaines,
car la bêtise universelle est si contagieuse, qu'il ne pourra
fréquenter ses semblables, les voir et les écouter, sans
être, malgré lui, entraîné par leurs convictions,
leurs idées et leur morale d'imbéciles.
Enseignez cela à votre fils au lieu du catéchisme, et
laissez-moi vous baiser les mains.
MAUPASSANT
Mont-Oriol.
Le prince de Sagan (?)
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