A
ÉMILE ZOLA
Palerme, vendredi
soir.
[mai 1885]
Mon cher Maître
et ami,
Vous ne saviez peut-être pas que j'ai les yeux tout à fait
malades et que la plus courte lecture m'est absolument interdite : aussi
avez-vous dû vous étonner un peu de ne recevoir aucune
lettre de moi après Germinal.
Ne pouvant rien lire, j'ai emporté votre roman en voyage et j'ai
prié l'ami qui m'accompagne de m'en faire la lecture. Donc, depuis
huit jours, je suis dans Germinal. Nous venons de le finir et je veux
vous dire tout de suite que je trouve cette uvre la plus puissante
et la plus surprenante de toutes vos uvres.
Vous avez remué là-dedans une telle masse d'humanité
attendrissante et bestiale, fouillé tant de misères et
de bêtise pitoyable, fait grouiller une telle foule terrible et
désolante au milieu d'un décor admirable, que jamais livre
assurément n'a contenu tant de vie et de mouvement, une pareille
somme de peuple.
On sent en vous lisant, l'âme, l'haleine et toute l'animalité
tumultueuse de ces gens. L'effet que vous avez obtenu est aussi étonnant
que superbe, et la mise en scène de votre roman reste devant
les yeux et devant la pensée, comme si on avait vu ces choses.
J'entends d'ailleurs tous les jours parler de Germinal dans ce pays
où on vous aime infiniment. Les journaux de Palerme, de Naples
et de Rome se passionnent en des polémiques violentes à
votre sujet.
Quand je retournerai à Paris, dans un mois environ, j'irai vous
serrer la main à Médan. Je pense sans cessé à
vous et je voudrais bien pouvoir causer plus souvent avec vous. Mais
je ne viens guère à Paris, depuis trois ans.
Croyez, mon cher Maître et ami, à mes sentiments les plus
affectueux, et présentez, je vous prie, mes compliments empressés
et respectueux à Mme Zola.
GUY DE MAUPASSANT
Ne vous étonnez
point de recevoir cette lettre recommandée. Cela est indispensable
en ce pays.
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