A
SA MÈRE
Rome, 15 avril 1885.
Ma bien chère
mère,
Je viens de trouver ta lettre à la poste, et je suis ravi de
ce que tu me dis au sujet de Sardou.
J'ai quitté Venise sans regrets, bien que j'aie admiré
passionnément les Véronèse et ce merveilleux, cet
inimitable plafonnier qu'on nomme Tiepolo, un des plus grands artistes
du monde, et le plus gracieux de tous, sans aucun doute.
Je n'ai trouvé aucune Danaé. On voit bien au palais des
Doges la copie de la Danaé de Véronèse, dont l'original
est à Bruxelles. Il y a eu ici, en effet, une Danaé attribuée
au Titien, puis reconnue fausse, et qu'on promène en ce moment
par le monde en cherchant à la vendre, le gouvernement italien
n'ayant pas mis son veto.
Où était donc la tienne ?
Je trouve Rome horrible. Le Jugement dernier de Michel-Ange a l'air
d'une toile de foire, peinte pour une baraque de lutteurs par un charbonnier
ignorant, c'est l'avis de Gervex et celui des élèves de
l'École de Rome avec qui j'ai dîner hier. Ils ne comprennent
pas la légende d'admiration qui entoure cette croûte.
Les Loges de Raphaël sont fort belles, mais peu émouvantes.
Saint-Pierre est assurément le plus grand monument de mauvais
goût qu'on ait jamais construit. Dans les musées, rien
- qu'un admirable Vélasquez. Comme c'est loin de Venise et de
Florence comme collection d'art.
Les Thermes de Caracalla ont une grandeur vraiment imposante.
Je pars demain pour Naples d'où je t'écrirai.
Je t'embrasse de tout mon cur, ma bien chère mère,
et je serre cordialement la main d'Hervé.
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT
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