A
UNE INCONNUE
Paris,
2 juillet 1884.
Mademoiselle,
Je reçois enfin à Paris votre lettre qui court après
moi depuis quinze jours, voici comment
J'avais quitté Étretat pour aller faire une saison d'eaux
à Châtel-Guyon, en donnant l'ordre de me renvoyer toutes
mes lettres en cette ville. Je me suis arrêté à
Paris pour déménager et me réinstaller ; puis,
une fois accompli ce travail fort dispendieux, je me suis trouvé
fort endetté et contraint de renoncer à mon voyage et
de retourner à Étretat. J'ai donc écrit à
Châtel-Guyon pour qu'on me renvoie mes lettres ; et la vôtre
se trouvait dedans. Elle m'a désolé, car je me trouve
en ce moment dans l'impossibilité absolue d'envoyer à
votre couturière ce que vous me demandez. J'ai souscrit des billets
que je dois payer, de mois en mois, jusqu'en janvier prochain ; et je
n'y parviendrai qu'à force d'emprunts. J'étais riche,
voici deux mois, mais douze mille francs d'installation et cinq mille
de frais de chasse à payer immédiatement m'ont réduit
aux expédients.
Je vous demande bien pardon de vous donner ces détails de vie
intime, c'est pour vous expliquer comment je me trouve absolument impuissant
à vous aider, absolument réduit au plus strict jusqu'à
l'apparition de mon prochain roman, sur lequel j'ai déjà
emprunté quelque chose.
Dites-moi que vous ne m'en voulez pas ?
Mais je vous ai écrit à Berlin ! Qu'est devenue ma lettre
? A-t-elle été égarée en route ou bien à
l'hôtel ?
Je n'ai rien à vous dire de Paris. J'ai été dîner
l'autre jour chez la comtesse ; mais le comte m'a fait une tête
si désagréable que j'ai l'intention de ne pas retourner
dans la maison. Quand je suis parti, voici un mois, il était
charmant ; je le retrouve tellement froid qu'il ne m'a pas dit un mot
; et je suis sorti aussitôt après le dîner, ces changements
de température ne me plaisant nullement.
Que s'est-il passé ? Je l'ignore absolument. Quelque potin stupide,
sans doute. Quant à moi, bonsoir ! La comtesse semblait fort
surprise ; je crois qu'elle ne sait pas plus que moi de quoi il s'agit.
J'ai reçu les deux billets inclus dans votre lettre ; mais ils
contenaient 22 francs de plus que la petite somme en question. Pourquoi
n'avoir pas attendu mon retour ? Que faire de ces 22 francs ? Dites-le-moi.
Je cherche un mauvais usage ; mais j'attendrai votre conseil ?
Écrivez-moi à Étretat, n'est-ce pas, et je vous
promets de vous répondre tout de suite.
Depuis votre départ, nous avons en France un visiteur assez joyeux,
le choléra, qui va sans doute nous tuer une cinquantaine de mille
de citoyens. Il est arrivé à Paris ces jours-ci .et il
commence à se mettre en besogne. C'est très curieux de
voir la peur folle de certaine gens qui ne savent plus où se
sauver. Moi je prie le choléra pour mes ennemis, comme les dévots
prient Dieu pour leurs amis.
Comme il est probable que le fléau ne s'éloignera pas
avant six ou huit mois, je me demande quand vous nous reviendrez ; et
à ce point de vue, il me désole.
Permettez-moi, Mademoiselle, de vous baiser les mains, en vous envoyant
l'hommage de mes sentiments les plus dévoués.
GUY
DE MAUPASSANT
Présentez,
s'il vous plaît, à Mademoiselle Alex, l'expression de mon
bien vif souvenir. Que faut-il faire de la lettre à votre couturière
?
|