DE
MARIE BASHKIRTSEFF
A GUY DE MAUPASSANT
[Avril
1884.]
Infortuné
Zoliste ! Mais c'est ravissant ! Si le Ciel était juste, vous
partageriez mon opinion. Il me semble que c'est non seulement très
amusant, mais qu'il pourrait y avoir là des jouissances délicates,
des choses vraiment intéressantes, si seulement on était
absolument sincère. Car enfin quel est l'ami, homme ou femme,
avec lequel il n'y ait quelque réserve à faire ou quelque
ménagement à garder ? Tandis que des êtres abstraits
!
N'être d'aucun pays, d'aucun monde, être vrai ! On arriverait
à des largeurs d'expressions à la Shakespeare...
Mais assez de mystification comme cela. Puisque vous savez tout, je
ne vous cacherai plus rien. Oui, Monsieur, j'ai l'honneur d'être
pion comme vous dites, et je vais vous le prouver par huit pages d'admonestations...
Trop malin pour apporter des manuscrits avec des ficelles ostensibles,
je vous ferai savourer mes doctrines à petites doses.
J'ai profité, Monsieur, des loisirs de la semaine sainte pour
relire vos oeuvres complètes... Vous êtes un gaillard,
c'est incontestable, je ne vous avais jamais lu en bloc et d'un trait,
l'impression est donc presque fraîche et cette impression...
Il y a de quoi mettre tous mes lycéens à l'envers et troubler
tous les couvents de la chrétienté.
Quant à moi qui ne suis pas pudique du tout, je suis confondu,
oui, Monsieur, confondu par cette tension de votre esprit vers le sentiment
que M. Alexandre Dumas fils nomme l'Amour. Cela deviendra une monomanie
et ce serait regrettable car vous êtes richement doué et
vos récits paysans sont bien tapés.
Je sais bien que vous avez fait une vie et que ce livre est empreint
d'un grand sentiment de dégoût, de tristesse, de découragement.
Ce sentiment qui fait pardonner autre chose, apparaît de temps
en temps dans vos écrits et fait croire que vous êtes un
être supérieur qui souffre de la vie. C'est ça qui
m'a fendu le coeur. Mais ce geint n'est, je pense, qu'un reflet de Flaubert.
En somme, nous sommes de braves jobards et vous un bon farceur (le voyez-vous
? l'avantage de ne pas se connaître) avec votre solitude et vos
êtres aux longs cheveux... L'Amour, c'est encore avec ce mot-là
qu'on accroche tout le monde. Oh ! là ! là ! Gil Blas
où es-tu ? C'est en sortant de lire un de vos articles dans ce
journal, que j'ai lu l'Attaque du moulin. Il m'a semblé entrer
dans une magnifique forêt qui embaume et où les oiseaux
chantent. « Jamais une paix plus large, n'était descendue
sur un coin plus heureux de nature. » Cette phrase magistrale
rappelle les fameuses quelques mesures du dernier acte de l'Africaine.
Mais vous abhorrez la musique, est-ce possible ?
On vous aura joué de la musique savante. Enfin... heureusement
que votre livre n'est pas encore fait, le livre où il y aura
une femme, oui, Monsieur, une fâme et pas d'exercices violents.
En arrivant premier dans une course, vous ne serez toujours que l'égal
d'un cheval, et, quelque noble que ce soit cet animal, c'en est un,
jeune homme.
Permettez à un vieux latiniste de vous recommander le passage
où Salluste dit : Omnis homines qui sese student præstari,
etc., etc. Je le ferai aussi piocher à ma fille Anastasie, on
ne sait pas, vous vous rangerez peut-être...
La table, les femmes ! mais, jeune ami, prenez garde, cela tourne à
la gaudriole et ma qualité de pion devrait m'interdire de vous
suivre sur ce terrain brûlant.
Pas de musique, pas de tabac ? Diable !
Millet est bien, mais vous dites Millet comme le bourgeois dit Rafael.
Je vous conseille de regarder un petit moderne qui s'appelle Bastien-Lepage.
Allez rue de Sèze.
Quel âge avez-vous au juste ?
C'est sérieusement que vous prétendez préférer
les jolies femmes à tous les arts ? Vous vous fichez de moi.
Pardonnez l'incohérence de ce fragment, et ne me laissez pas
longtemps sans lettre.
Là-dessus, immense mangeur de femmes, je vous souhaite... et
me dis avec une sainte terreur votre dévoué serviteur.
SAVANTIN,
JOSEPH
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