DE
MARIE BASHKIRTSEFF
A GUY DE MAUPASSANT
[Mars 1884.]
Vous vous ennuyez
abominablement ! Ah ! cruel !! C'est pour ne point laisser d'illusion
sur le motif auquel je dois votre honorée du... qui, du reste,
arrivée à un moment propice, m'a charmée. Il est
vrai que je m'amuse, mais il n'est pas vrai que je vous connaisse tant
que celà ; je vous jure que j'ignore votre couleur et vos dimensions
et que, comme homme privé, je ne vous entrevois que dans les
lignes dont vous me gratifiez et encore à travers pas mal de
malice et de pose.
Enfin, pour un pesant naturaliste vous n'êtes pas bête et
ma réponse serait un monde si je ne me pondérais par amour-propre.
Il ne faut pas vous laisser croire que tout mon fluide passe là.
Nous allons d'abord liquider les rengaines, si vous voulez, ce sera
un peu long car vous m'en comblez, savez-vous ? Vous avez raison...
En gros.
Mais l'art consiste justement à nous faire avaler des rengaines
en nous charmant éternellement comme le fait la nature avec son
éternel soleil et sa vieille terre, et ses hommes bâtis
tous sur le même patron et animés d'à peu près
les mêmes sentiments... Mais..., il y a ainsi les musiciens qui
n'ont que quelques sons et les peintres qui n'ont que quelques couleurs...
Du reste, vous le savez mieux que moi et vous voulez me faire poser.
Comment donc, trop honorée...
Rengaine, soit ! La mère aux Prussiens en littérature
et Jeanne d'Arc en peinture.
Êtes-vous vraiment sûr qu'un malin (est-ce bien ça
?) n'y trouvera pas un côté neuf et émouvant...
Maintenant il est évident que comme chronique hebdomadaire, c'est
encore assez bon et ce que j'en dis... Et ces autres rengaines sur votre
si pénible métier ! Vous me prenez pour une bourgeoise
qui vous prend pour un poète et vous cherchez à m'éclairer.
George Sand s'est déjà vantée d'écrire pour
de l'argent et le laborieux Flaubert a geint sur ses peines extrêmes.
Allez, le mal qu'il s'est donné se sent. Balzac ne s'est jamais
plaint de cela, et il était toujours enthousiaste de ce qu'il
allait faire. Quant à Montesquieu, si j'ose m'exprimer ainsi,
son goût pour l'étude fut si vif que s'il fut la source
de sa gloire, il fut aussi celle de son bonheur, comme dirait la sous-maîtresse
de votre fantastique pensionnat.
Pour ce qui est de vendre cher, c'est très bien, car il n'y a
jamais eu de gloire vraiment éclatante sans or, ainsi que le
dit le juif Baahron, contemporain de Job (fragments conservés
par le savant Spitzbube, de Berlin). Du reste tout gagne à être
bien encadré, la beauté, le génie et même
la foi. Dieu n'est-il pas venu en personne expliquer à son serviteur
Moise les ornements de son arche, recommandant que les chérubins
qui devaient le flanquer fussent en or et d'un travail exquis.
Alors, comme ça, vous vous ennuyez, et vous prenez tout avec
indifférence et vous n'avez pas pour un sou de poésie
!... Si vous croyez me faire peur !
Je vous vois d'ici, vous devez avoir un assez gros ventre, un gilet
trop court en étoffe indécise et le dernier bouton défait.
Eh bien, vous m'intéressez quand même. Je ne comprends
pas seulement comment vous pouvez vous ennuyer ; moi je suis quelquefois
triste, découragée ou enragée, mais m'ennuyer...
jamais !
Vous n'êtes pas l'homme que je cherche ? Malheur ! (la voilà
la concierge) Vous seriez bien aimable en m'apprenant comment il est
fait, celui-là.
Je ne cherche personne, Monsieur, et j'estime que les hommes ne doivent
être que des accessoires pour les femmes fortes (la vieille fille
sèche).
Enfin je vais répondre à vos questions et avec une grande
sincérité car je n'aime pas me jouer de la naïveté
d'un homme de génie qui s'assoupit après dîner enfumant
son cigare.
Maigre ? Oh ! non, mais pas grasse non plus. Mondaine, sentimentale,
romanesque ? Mais comment l'entendez-vous ? Il me semble qu'il y a place
pour tout cela dans un même individu, tout dépend du moment,
de l'occasion, des circonstances. Je suis opportuniste et surtout victime
des contagions morales : ainsi il peut m'arriver de manquer de poésie,
tout comme vous.
Mon parfum ? Celui de la vertu. Vulgo aucun. Oui gourmande, ou plutôt
difficile.
L'oreille est petite, peu régulière, mais jolie, les yeux
gris. Oui, musicienne mais pas aussi pianiste que doit l'être
votre sous-maîtresse. Si je n'étais pas mariée pourrai-je
lire vos abominables livres ?
Êtes-vous satisfait de ma docilité ? Si oui, défaites
encore un bouton et pensez à moi pendant que le crépuscule
tombe. Si non... tant pis, je trouve qu'en voilà beaucoup en
échange de vos fausses confidences.
Oserais-je vous demander quels sont vos musiciens et vos peintres ?
Et si j'étais homme ?
[A cette lettre est joint un croquis représentant un gros monsieur
assoupi dans un fauteuil sous un palmier au bord de la mer, une table,
un bock, un cigare.]
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