Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1882)

A Gisèle D'Estoc

A GISÈLE D'ESTOC

Menton, ce 14 mai 1882.

Madame,
Votre lettre qui ne rappelle en rien celles écrites au XVIIIe siècle par les grandes dames délaissées, est si pleine d'injures brutales ou dramatiques, de tirades violentes, de colère peu dissimulée, même de menaces de mort « loger une balle dans la tête » (style Ponson du Terrail) que je serais intimement convaincu que vous m'adorez, si je n'aimais mieux croire au dépit.
Oh ! Madame, que votre ironie est raffinée ; j'en ai été non blessé, on ne se blesse point des fureurs des femmes, mais gêné pour vous. Vous m'accusez d'avoir volé une lettre adressée à C. M. et vous m'ordonnez de vous la rendre. Je regrette de ne pouvoir le faire. Je ne suis point l'auteur du larcin ; vous avez peu de chance, Madame, vos lettres anonymes sont donc les seules qui arrivent à destination !
Vous me traitez de drôle, rustre, misérable, lâche, voleur, etc. etc... parce que... parce que... je suis resté deux mois sans vous voir et sans vous écrire. Ah ! Madame, comme tous ces termes sont de mauvaise compagnie.
Que voulez-vous, je suis ainsi fait : avec mes meilleures amies je suis coutumier de ces éclipses subites de plusieurs mois, je ne puis changer ma nature. Celles qui se fâchent prouvent par là que nos caractères ne peuvent en rien s'accorder. C'est le cas. Je ne comprends les relations qu'avec une grande indulgence, une grande aménité et une grande largeur d'idées de part et d'autre. Toute chaîne m'est insupportable. Vous étiez prévenue. De quoi vous plaignez-vous ? Vous ai-je recherchée, poursuivie, sollicitée, persécutée ? C'est vous qui êtes venue à moi (je regrette de vous rappeler cette circonstance, mais vous me forcez à bien établir notre situation réciproque).
Alors, afin d'éviter tout malentendu, toute complication, j'ai pris soin de vous écrire brutalement ce que j'étais, ce que je pensais en amour. Je l'ai même fait avec tant de bonne foi et si peu de désir de vous attirer que vous êtes restée longtemps sans me répondre. Puis vous vous êtes décidée à nouveau, qu'avez-vous à me reprocher ? Vous ai-je trompée ? Vous ai-je promis quelque chose ? Me suis-je fait passer pour autre que je n'étais ? Vous vous êtes trompée vous-même et voilà tout. Or, un jour à Sartrouville, comme je regrettais qu'il fût difficile de conserver de bonnes relations avec les femmes dont on n'est plus l'amant et dont la vanité féminine se trouve exaspérée, vous m'avez répondu : « Quand on en a assez d'un homme on ne peut plus en entendre parler. Il vous devient odieux. L'amour ou rien. Il faut le jeter à la porte ! »
Or un homme reste deux mois sans vous écrire et immédiatement c'est un monstre. Logique !
Quant aux objets mobiliers que vous avez déposés chez moi sans que je vous en ai prié d'ailleurs (si chaque femme en faisait autant, il me faudrait une voiture de déménagement tous les mois), voici pourquoi vous ne les avez pas encore reçus. Vous en aviez dressé un inventaire fort minutieux, or je n'ai pas retrouvé un mouchoir sur cette liste. J'ai fait fouiller la maison, j'ai menacé la blanchisseuse du commissaire de police, peine inutile. Comme j'avais compris en recevant votre note que vous ne me pardonneriez jamais d'avoir dépareillé une douzaine de mouchoirs, j'ai attendu. Puis, il y a une semaine, j'ai été appelé à Menton, près de ma mère gravement malade, et je ne reviendrai à Paris que dans une quinzaine de jours. Je vous prierai donc d'attendre jusque-là, car je ne veux point charger de cette commission ma bonne qui ne manquerait pas de faire des commentaires.
Votre lettre indique une crainte, celle de me voir soustraire quelque objet. J'ai compris, Madame. Ne craignez rien. Il y sera. Je regrette de vous l'avoir fait attendre si longtemps. Je vous remercie infiniment des conseils littéraires que vous voulez bien me donner. Venant de vous ils me sont précieux, et je ne manquerai point d'en faire mon profit.
Maintenant, Madame, si vous voulez savoir pourquoi je ne vous ai pas écrit, voici la raison : pendant trois semaines environ, après vous avoir vue la dernière fois, j'ai eu fort à faire et je n'ai pu vous demander un rendez-vous. Les hommes qui ont autre chose en tête que l'amour, ne sont pas toujours libres. Or, un matin, je reçois de vous, non une lettre, non un mot même fâché, non un reproche, même dur, mais une note ainsi conçue : « Remettre à la personne qui portera ce mot les objets suivants, et préparer les autres. »
J'ai été surpris, fâché et attristé, mais j'ai compris immédiatement que toutes relations avec vous ne pouvaient finir qu'ainsi et, devant un pareil procédé, que je ne qualifie pas, devant cette manière d'agir qui, permettez-moi de vous le dire, n'est pas commune dans le monde, j'ai jugé inutile de répondre quoi que ce soit.
La lettre que j'ai reçue hier m'a prouvé que je m'étais point trompé dans mes appréciations.
Je me mets à vos pieds, Madame.

GUY DE MAUPASSANT

Je vous demande pardon pour les ratures de cette lettre. Je n'ai point le temps de la recopier et je veux vous rassurer tout de suite sur le sort des objets que vous avez laissés chez moi.

G.