A
GISÈLE D'ESTOC
Menton, ce 14 mai
1882.
Madame,
Votre lettre qui ne rappelle en rien celles écrites au XVIIIe
siècle par les grandes dames délaissées, est si
pleine d'injures brutales ou dramatiques, de tirades violentes, de colère
peu dissimulée, même de menaces de mort « loger une
balle dans la tête » (style Ponson du Terrail) que je serais
intimement convaincu que vous m'adorez, si je n'aimais mieux croire
au dépit.
Oh ! Madame, que votre ironie est raffinée ; j'en ai été
non blessé, on ne se blesse point des fureurs des femmes, mais
gêné pour vous. Vous m'accusez d'avoir volé une
lettre adressée à C. M. et vous m'ordonnez de vous la
rendre. Je regrette de ne pouvoir le faire. Je ne suis point l'auteur
du larcin ; vous avez peu de chance, Madame, vos lettres anonymes sont
donc les seules qui arrivent à destination !
Vous me traitez de drôle, rustre, misérable, lâche,
voleur, etc. etc... parce que... parce que... je suis resté deux
mois sans vous voir et sans vous écrire. Ah ! Madame, comme tous
ces termes sont de mauvaise compagnie.
Que voulez-vous, je suis ainsi fait : avec mes meilleures amies je suis
coutumier de ces éclipses subites de plusieurs mois, je ne puis
changer ma nature. Celles qui se fâchent prouvent par là
que nos caractères ne peuvent en rien s'accorder. C'est le cas.
Je ne comprends les relations qu'avec une grande indulgence, une grande
aménité et une grande largeur d'idées de part et
d'autre. Toute chaîne m'est insupportable. Vous étiez prévenue.
De quoi vous plaignez-vous ? Vous ai-je recherchée, poursuivie,
sollicitée, persécutée ? C'est vous qui êtes
venue à moi (je regrette de vous rappeler cette circonstance,
mais vous me forcez à bien établir notre situation réciproque).
Alors, afin d'éviter tout malentendu, toute complication, j'ai
pris soin de vous écrire brutalement ce que j'étais, ce
que je pensais en amour. Je l'ai même fait avec tant de bonne
foi et si peu de désir de vous attirer que vous êtes restée
longtemps sans me répondre. Puis vous vous êtes décidée
à nouveau, qu'avez-vous à me reprocher ? Vous ai-je trompée
? Vous ai-je promis quelque chose ? Me suis-je fait passer pour autre
que je n'étais ? Vous vous êtes trompée vous-même
et voilà tout. Or, un jour à Sartrouville, comme je regrettais
qu'il fût difficile de conserver de bonnes relations avec les
femmes dont on n'est plus l'amant et dont la vanité féminine
se trouve exaspérée, vous m'avez répondu : «
Quand on en a assez d'un homme on ne peut plus en entendre parler. Il
vous devient odieux. L'amour ou rien. Il faut le jeter à la porte
! »
Or un homme reste deux mois sans vous écrire et immédiatement
c'est un monstre. Logique !
Quant aux objets mobiliers que vous avez déposés chez
moi sans que je vous en ai prié d'ailleurs (si chaque femme en
faisait autant, il me faudrait une voiture de déménagement
tous les mois), voici pourquoi vous ne les avez pas encore reçus.
Vous en aviez dressé un inventaire fort minutieux, or je n'ai
pas retrouvé un mouchoir sur cette liste. J'ai fait fouiller
la maison, j'ai menacé la blanchisseuse du commissaire de police,
peine inutile. Comme j'avais compris en recevant votre note que vous
ne me pardonneriez jamais d'avoir dépareillé une douzaine
de mouchoirs, j'ai attendu. Puis, il y a une semaine, j'ai été
appelé à Menton, près de ma mère gravement
malade, et je ne reviendrai à Paris que dans une quinzaine de
jours. Je vous prierai donc d'attendre jusque-là, car je ne veux
point charger de cette commission ma bonne qui ne manquerait pas de
faire des commentaires.
Votre lettre indique une crainte, celle de me voir soustraire quelque
objet. J'ai compris, Madame. Ne craignez rien. Il y sera. Je regrette
de vous l'avoir fait attendre si longtemps. Je vous remercie infiniment
des conseils littéraires que vous voulez bien me donner. Venant
de vous ils me sont précieux, et je ne manquerai point d'en faire
mon profit.
Maintenant, Madame, si vous voulez savoir pourquoi je ne vous ai pas
écrit, voici la raison : pendant trois semaines environ, après
vous avoir vue la dernière fois, j'ai eu fort à faire
et je n'ai pu vous demander un rendez-vous. Les hommes qui ont autre
chose en tête que l'amour, ne sont pas toujours libres. Or, un
matin, je reçois de vous, non une lettre, non un mot même
fâché, non un reproche, même dur, mais une note ainsi
conçue : « Remettre à la personne qui portera ce
mot les objets suivants, et préparer les autres. »
J'ai été surpris, fâché et attristé,
mais j'ai compris immédiatement que toutes relations avec vous
ne pouvaient finir qu'ainsi et, devant un pareil procédé,
que je ne qualifie pas, devant cette manière d'agir qui, permettez-moi
de vous le dire, n'est pas commune dans le monde, j'ai jugé inutile
de répondre quoi que ce soit.
La lettre que j'ai reçue hier m'a prouvé que je m'étais
point trompé dans mes appréciations.
Je me mets à vos pieds, Madame.
GUY DE MAUPASSANT
Je vous demande
pardon pour les ratures de cette lettre. Je n'ai point le temps de la
recopier et je veux vous rassurer tout de suite sur le sort des objets
que vous avez laissés chez moi.
G.
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