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Guy De Maupassant
«
Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses uvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté
à la vie »
Émile Zola
Amour
AMOUR
TROIS PAGES DU LIVRE DUN CHASSEUR maupassant
Je viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion. Il la tuée, puis il sest tué, donc il laimait. Quimportent Il et Elle ? Leur amour seul mimporte ; et il ne mintéresse point parce quil mattendrit ou parce quil métonne, ou parce quil mémeut ou parce quil me fait songer, mais parce quil me rappelle un souvenir de ma jeunesse, un étrange souvenir de chasse où mest apparu lAmour comme apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel. Je suis né avec tous les instincts et les sens de lhomme primitif, tempéré par des raisonnements et des émotions de civilisé. Jaime la chasse avec passion ; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le coeur à le faire défaillir. Cette année-là, vers la fin de lautomne, les froids arrivèrent, brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville, pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour. Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu, gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, dun caractère gai, doué de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une sorte de ferme-château dans une vallée où coulait une rivière. Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où lon trouvait les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France. On y tuait des aigles quelquefois ; et les oiseaux de passage, ceux qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, sarrêtaient presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme sils eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps demeuré là pour leur servir dabri en leur courte étape nocturne. Dans la vallée, cétaient de grands herbages arrosés par des rigoles et séparés par des haies ; puis, plus loin, la rivière, canalisée jusque-là, sépandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable région de chasse que jaie jamais vue, était tout le souci de mon cousin qui lentretenait comme un parc. À travers limmense peuple de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux, on avait tracé détroites avenues où les barques plates, conduites et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur leau morte, frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue disparaissait brusquement. Jaime leau dune passion désordonnée : la mer, bien que trop grande, trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies, mais qui passent, qui fuient, qui sen vont, et les marais surtout où palpite toute lexistence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais, cest un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien nest plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant, parfois quun marécage. Pourquoi cette peur qui plane sur ces plaines basse couvertes deau ? Sont-ce les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence profond qui les enveloppe dans les nuits calmes ou bien les brumes bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, ou bien encore limperceptible clapotement, si léger, si doux, et plus terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux. Non. Autre chose sen dégage, un autre mystère plus profond, plus grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la création peut-être ! Car nest-ce pas dans leau stagnante et fangeuse, dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil, que remua, que vibra, que souvrit au jour le premier germe de vie ? Jarrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres. Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le plafond étaient couverts doiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons, hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin pareil lui-même à un étrange animal des pays froids, vêtu dune jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions quil avait prises pour cette nuit même. Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin darriver vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des tenailles, et la brûle comme du feu. Mon cousin se frottait les mains : « Je nai jamais vu une gelée pareille disait-il, nous avions déjà douze degrés sous zéro à six heures du soir. » Jallai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je mendormis à la lueur dune grande flamme flambant dans ma cheminée. À trois heures sonnantes on me réveilla. Jendossai, à mon tour, une peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert dune fourrure dours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de deux verres de fine champagne, nous partîmes accompagnés dun garde et de nos chiens : Plongeon et Pierrot. Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusquaux os. Cétait une de ces nuits où la terre semble morte de froid. Lair gelé devient résistant, palpable tant il fait mal ; aucun souffle ne sagite ; il est figé, immobile ; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, les plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous létreinte du froid. La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle, paraissait défaillante au milieu de lespace, et si faible quelle ne pouvait plus sen aller, quelle restait là-haut, saisie aussi, paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde quelle nous jette chaque mois, à la fin de sa résurrection. Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne faisaient aucun bruit ; et je regardais la fumée blanche que faisait lhaleine de nos chiens. Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une des allées de roseaux secs qui savançaient à travers cette forêt basse. Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière nous un léger bruit, et je me sentis saisi, comme je ne lavais jamais été, par lémotion puissante et singulière que font naître en moi les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés. Tout à coup, au détour dune des allées, japerçus la hutte de glace quon avait construite pour nous mettre à labri. Jy entrai, et comme nous avions encore près dune heure à attendre le réveil des oiseaux errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer. Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de cette maison polaire. Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé du firmament me pénétra bientôt dune façon si terrible, que je me mis à tousser. Mon cousin Karl fut pris dinquiétude : « Tant pis si nous ne tuons pas grand-chose aujourdhui, dit-il, je ne veux pas que tu tenrhumes ; nous allons faire du feu. » Et il donna lordre au garde de couper des roseaux. On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour laisser échapper la fumée ; et lorsque la flamme rouge monta le long des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, doucement, à peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, resté dehors, me cria : « Viens donc voir ! » Je sortis et je restai éperdu détonnement. Notre cabane, en forme de cône, avait lair dun monstrueux diamant au coeur de feu poussé soudain sur leau gelée du marais. Et dedans, on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se chauffaient. Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes. La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages. Rien ne mémeut comme cette première clameur de vie quon ne voit point et qui court dans lair sombre, si vite, si loin, avant quapparaisse à lhorizon la première clarté des jours dhiver. Il me semble à cette heure glaciale de laube, que ce cri fuyant emporté par les plumes dune bête est un soupir de lâme du monde ! Karl disait : « Éteignez le feu. Voici laurore. » Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament. Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer ; et les deux chiens sélancèrent. Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions vivement dès quapparaissait audessus des roseaux lombre dune tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous rapportaient des bêtes sanglantes dont loeil quelquefois nous regardait encore. Le jour sétait levé, un jour clair et bleu ; le soleil apparaissait au fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes. Je tirai. Un deux tomba presque à mes pieds. Cétait une sarcelle au ventre dargent. Alors, dans lespace au-dessus de moi, une voix, une voix doiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante ; et la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre mes mains. Karl, à genoux, le fusil à lépaule, loeil ardent, la guettait, attendant quelle fût assez proche. « Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne sen ira pas. » Certes, il ne sen allait point ; il tournoyait toujours et pleurait autour de Amour nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le coeur comme lappel désolé, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal perdu dans lespace. Parfois, il senfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol ; il semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais ne sy pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle. « Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à lheure. » Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de bête, pour lautre bête que javais tuée. Karl tira ; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu loiseau. Je vis une chose noire qui tombait ; jentendis dans les roseaux le bruit dune chute. Et Pierrot me le rapporta. Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce jour-là, pour Paris. |