0n ne s'entendait plus ce soir-là,
au cabaret de la Rose-Rouge. Les cris, les coups sur la table, les chansons
criées à tue-tête faisaient trembler sur leurs rayons
les pots et les assiettes de l'hôte, et assourdissaient ceux des
assistants qui étaient venus chercher un honnête divertissement,
en savourant paisiblement un canon de vin de Suresnes dans les hanaps
d'étain de maître Raymond. Trois écoliers de Montaigu,
les plus fermes colonnes de l'endroit, avaient été le
matin merveilleusement heureux au jeu des tarots, et les angelots et
les testons commençaient à prendre le chemin de leur poche
à celle de l'hôte de la Rose-Rouge, opération des
plus bruyantes, à ce qu'il paraissait. Les fumées des
vins recherchés de Coucy et d'Orléans montaient à
la tête de nos gens et les vanteries les plus extravagantes se
succédaient sans borne ni mesure. C'était plaisir que
d'entendre leurs beaux récits : ce n'étaient que guet
roulé dans le ruisseau, que bourgeois rossés, que bourgeoises,
voire même nobles dames induites à mal par nos galants.
Enfin, comme deux d'entre eux venaient d'affirmer qu'ils ne craignaient
ni roi, ni roc, ni gendarmes, ni diables, le troisième s'écria
d'une voix de tonnerre : Je parie pourtant que vous ne viendriez pas
demain souper avec moi sous les gibets de Montfaucon, à l'heure
où la lune monte à l'horizon, où le vent du soir
siffle à travers les os des pendus.
- Combien paries-tu ? dirent les autres.
- Quatre beaux écus au soleil
- Tope.
Le lendemain, comme la lune montait à l'horizon et que le vent
du soir sifflait à travers les os des pendus, nos trois compagnons
grimpèrent sur la colline de Montfaucon, non pas seuls, mais
accompagnés de trois beautés frisques, galantes et joyeuses,
à qui ceinture dorée tenait lieu de bonne renommée
et que l'espoir d'un fin souper avait déterminées à
passer sur les inconvénients de la salle de banquet. Il est vrai
que la proposition leur en avait été faite à la
suite d'un dîner propre à les munir d'une ample provision
de cur au ventre.
On étala les provisions sur la terre maudite : langues fumées,
jambons, tripes et godebillaux, rien n'y manquait, quoique ce fût
un vendredi du saint temps de carême; six bouteilles de vin et
quatre bouteilles d'hypocras complétaient le service. Chacun
prit sa donzelle sur ses genoux et l'on se disposa, après quelques
caresses plus familières, à diriger l'attaque contre les
munitions de bouche.
Et cependant les corbeaux croassaient dans l'air en quittant les cadavres
qui venaient de leur fournir le repas du soir, et les chouettes sinistres
volaient en rond autour des potences de pierre.
Et voici que deux voix aiguës et lamentables entonnèrent
avec de bizarres modulations le chant qui suit :
La pluie nous a bués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis :
Pies, corbeaux, nous avons les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis.
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesse nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que déz à coudre I
Les deux pendus, descendant lentement de leurs gibets, commencèrent
à entrer en danse avec agilité.
La bande joyeuse resta glacée d'épouvante, puis, prenant
leurs jambes à leur cou, gars et fillettes évacuèrent
rapidement la place et abandonnèrent aux citoyens de l'autre
monde vins, jambons, et caetera.
- Oh ! oh ! firent les pendus, en examinant pièce par pièce
les trophées appétissants de leur victoire.
Et ils s'assirent gravement l'un vis-à-vis de l'autre.
- A ta santé, compère !
- A la tienne, dirent les pendus en se saluant poliment et ils burent
à même des bouteilles, tout comme de simples mortels.
Et il parut que la cravate de chanvre ne leur avait pas rétréci
le gosier et que le grand soleil auquel ils s'étaient trouvés
exposés les avait étrangement altérés; car
ils expédièrent en moins d'une demi-heure le repas préparé
pour six personnes de très bon appétit, avalèrent
proprement quatre bouteilles de vin et deux bouteilles d'hypocras et
ces pendus économes et rangés mirent le reste dans leur
poche.
Puis les deux pendus, se tenant sous le bras et trébuchant quelque
peu, se mirent en devoir de regagner, non pas leur demeure aérienne,
mais bien le quartier de l'Université, qu'ils ne retrouvèrent
pourtant pas cette nuit-là, car, ayant voulu battre le guet dans
la rue de la Huchette, le susdit guet, sans égard pour leur qualité
de citoyens du sombre empire, les mena coucher en prison.
C'étaient deux étudiants du collège d'Harcourt
qui, ayant entendu le projet de leurs camarades de Montaigu, avaient
ainsi mis fin à la glorieuse entreprise de leur ribler leur souper.
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