Théophile
Gautier 1811 - 1872
37 - Autobiographie
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Théophile Gautier
Diverses notices me font naître à Tarbes, le 31 août 1808. Cela na rien dimportant, mais la vérité est que je suis venu dans ce monde où je devais tant faire de copie, le 31 août 1811, ce qui me donne un âge encore assez respectable pour men contenter. On a dit aussi que javais commencé mes études en cette ville et que jétais entré, en 1822, pour les finir, au collège Charlemagne. Les études que jai pu faire à Tarbes se bornent à peu de chose, car javais trois ans quand mes parents memmenèrent à Paris à mon grand regret, et je ne suis retourné à mon lieu de naissance quune seule fois pour y passer vingt-quatre heures, il y a six ou sept ans. Chose singulière pour un enfant si jeune, le séjour de la capitale me causa une nostalgie assez intense pour mamener à des idées de suicide. Après avoir jeté mes joujoux par la fenêtre, jallais les suivre, si, heureusement ou malheureusement, on ne mavait retenu par ma jaquette. On ne parvenait à mendormir quen me disant quil fallait se reposer pour se lever de grand matin et retourner là-bas. Comme je ne savais que le patois gascon, il me semblait que jétais sur une terre étrangère, et une fois, au bras de ma bonne, entendant des soldats qui passaient parler cette langue, pour moi la maternelle, je mécriai : « Allons-nous-en avec eux ; ceux-là sont des nôtres ! » Cette impression ne sest pas tout à fait effacée, et quoique, sauf le temps des voyages, jaie passé toute ma vie à Paris, jai gardé un fond méridional. Mon père, du reste, était né dans le Comtat-Venaissin, et malgré une excellente éducation, on pouvait reconnaître à son accent lancien sujet du pape. On doute parfois de la mémoire des enfants. La mienne était telle, et la configuration des lieux sy était si bien gravée quaprès plus de quarante ans jai pu reconnaître dans la rue qui mène au Mercadieu la maison où je naquis. Le souvenir des silhouettes de montagnes bleues quon découvre au bout de chaque ruelle et des ruisseaux deaux courantes qui, parmi les verdures, sillonnent la ville en tous sens, ne mest jamais sorti de la tête et ma souvent attendri aux heures songeuses. Pour en finir avec ces détails puérils, jai été un enfant doux, triste et malingre, bizarrement olivâtre, et dun teint qui étonnait mes jeunes camarades roses et blancs. Je ressemblais à quelque petit Espagnol de Cuba, frileux et nostalgique, envoyé en France pour faire son éducation. Jai su lire à lâge de cinq ans, et depuis ce temps je puis dire comme Apelles, nulla dies sine lined. À ce propos, quon me permette de placer une courte anecdote. Il y avait cinq ou six mois quon me faisait épeler sans grand succès ; je mordais fort mal au ba, be, bi, bo, bu, lorsquun jour de lan le chevalier de Port de Guy, dont parle Victor Hugo dans les Misérables, et qui portait les cadavres de guillotinés avec lévêque me fit cadeau dun livre fort proprement relié et doré sur tranche et me dit : « Garde-le pour lannée prochaine, puisque tu ne sais pas encore lire. Je sais lire, » répondis-je, pâle de colère et bouffi dorgueil. Jemportai rageusement le volume dans un coin, et je fis de tels efforts de volonté et dintelligence que je le déchiffrai dun bout à lautre et que je racontai le sujet au chevalier à sa première visite. Ce livre, cétait Lydie de Gersin. Le sceau mystérieux qui fermait pour moi les bibliothèques était rompu. Deux choses mont toujours épouvanté, cest quun enfant apprît à parler et à lire ; avec ces deux clefs qui ouvrent tout, le reste nest rien. Louvrage qui fit sur moi le plus dimpression, ce fut Robinson Crusoé . Jen devins comme fou, je ne rêvais plus quîle déserte et vie libre au sein de la nature, et me bâtissais, sous la table du salon , des cabanes avec des bûches où je restais enfermé des heures entières. Je ne mintéressais quà Robinson seul, et larrivée de Vendredi rompait pour moi tout le charme . Plus tard, Paul et Virginie me jetèrent dans un enivrement sans pareil, que ne me causèrent, lorsque je fus devenu grand, ni Shakespeare, ni Goethe, ni lord Byron, ni Walter Scott, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni même Victor Hugo, que toute la jeunesse adorait à cette époque. À travers tout cela, sous la direction de mon père, fort bon humaniste, je commençais le latin, et à mes heures de récréation je faisais des vaisseaux correctement gréés, daprès les eaux-fortes dOzanne, que je copiais à la plume pour mieux me rendre compte de larrangement des cordages. Que dheures jai passées à façonner une bûche et à la creuser avec du feu à la façon des sauvages ! Que de mouchoirs jai sacrifiés pour en faire des voiles ! Tout le monde croyait que je serais marin, et ma mère se désespérait par avance dune vocation qui dans un temps donné devait méloigner delle. Ce goût enfantin ma laissé la connaissance de tous les termes techniques de marine. Un de mes bâtiments, les voiles bien orientées, le gouvernail fixé dans une direction convenable, eut la gloire de traverser tout seul la Seine en amont du pont dAusterlitz. Jamais triomphateur romain ne fut plus fier que moi. Aux vaisseaux succédèrent les théâtres en bois et en carton, dont il fallait peindre les décors, ce qui tournait mes idées vers la peinture. Javais attrapé une huitaine dannées et lon me mit au collège Louis le Grand, où je fus saisi dun désespoir sans égal que rien ne put vaincre. La brutalité et la turbulence de mes petits compagnons de bagne me faisaient horreur. Je mourais de froid, dennui et disolement entre ces grands murs tristes, où, sous prétexte de me briser à la vie de collège, un immonde chien de cour sétait fait mon bourreau. Je conçus pour lui une haine qui nest pas éteinte encore. Sil mapparaissait reconnaissable après ce long espace de temps, je lui sauterais à la gorge et je létranglerais. Toutes les provisions que ma mère mapportait restaient empilées dans mes poches et y moisissaient. Quant à la nourriture du réfectoire, mon estomac ne pouvait la supporter ; je dépérissais si visiblement que le proviseur sen alarma : jétais là-dedans comme une hirondelle prise qui ne veut plus manger et meurt. On était du reste très-content de mon travail, et je promettais un brillant élève si je vivais. Il fallut me retirer et jachevai le reste de mes études à Charlemagne, en qualité dexterne libre, titre dont jétais entièrement fier, et que javais soin décrire en grosses lettres au coin de ma copie. Mon père me servait de répétiteur, et cest lui qui fut en réalité mon seul maître. Si jai quelque instruction et quelque talent, cest à lui que je les dois. Je fus assez bon élève, mais avec des curiosités bizarres, qui ne plaisaient pas toujours aux professeurs. Je traitais les sujets de vers latins dans tous les mètres imaginables, et je me plaisais à imiter les styles quau collège on appelle de décadence. Jétais souvent taxé de barbarie et dafricanisme, et jen étais charmé comme dun compliment. Je fis peu damis sur les bancs, excepté Eugène de Nully et Gérard de Nerval, déjà célèbre à Charlemagne par ses odes nationales, qui étaient imprimées. Outre mes latins décadents, jétudiais les vieux auteurs français, Villon et Rabelais surtout, que jai sus par coeur, je dessinais et je messayais à faire des vers français ; la première pièce dont je me souvienne était le Fleuve Scamandre, inspirée sans doute par le tableau de Lancrenon, des traductions de Musée, de lAnthologie grecque, et plus tard un poème de lenlèvement dHélène, en vers de dix pieds. Toutes ces pièces se sont perdues. Il ny a pas grand mal. Une cuisinière moins lettrée que la Photis de Lucien en flamba des volailles, ne voulant pas employer du papier blanc à cet usage. De ces années de collège il ne me reste aucun souvenir agréable et je ne voudrais pas les revivre. Pendant que je faisais ma rhétorique, il me vint une passion, celle de la nage, et je passais à lécole Petit tout le temps que rue laissaient les classes. Parfois même, pour parler le langage des collégiens, je filais et passais toute la journée dans la rivière. Mon ambition était de devenir un caleçon rouge. Cest la seule de mes ambitions qui ait été réalisée. En ce temps-là, je navais aucune idée de me faire littérateur, mon goût me portait plutôt vers la peinture, et avant davoir fini ma philosophie jétais entré chez Rioult, qui avait son atelier rue Saint-Antoine, près du temple protestant, à proximité de Charlemagne : ce qui me permettait daller à la classe après la séance. Rioult était un homme dune laideur bizarre et spirituelle, quune paralysie forçait, comme Jouvenet, à peindre de la main gauche, et qui nen était pas moins adroit. À ma première étude il me trouva plein de « chic, » accusation au moins prématurée. La scène si bien racontée dans lAffaire Clémenceau se joua aussi pour moi sur la table de pose, et le premier modèle de femme ne me parut pas beau et me désappointa singulièrement, tant lart ajoute à la nature la plus parfaite. Cétait cependant une très-jolie fille, dont jappréciai plus tard, par comparaison, les lignes élégantes et pures ; mais daprès cette impression, jai toujours préféré la statue à la femme et le marbre à la chair. Mes études de peinture me firent apercevoir dun défaut que jignorais, cest que javais la vue basse. Quand jétais au premier rang, cela allait bien, mais quand le tirage des places reléguait mon chevalet au fond de la salle, je nébauchais plus que des masses confuses. Je demeurais alors avec mes parents à la place Royale, n° 8, dans langle de la rangée darcades où se trouvait la mairie. Si je note ce détail, ce nest pas pour indiquer à lavenir une de mes demeures. Je ne suis pas de ceux dont la postérité signalera les maisons avec un buste ou une plaque de marbre. Mais cette circonstance influa beaucoup sur la direction de ma vie. Victor Hugo, quelque temps après la révolution de Juillet, était venu loger à la place Royale, au n°6, dans la maison en retour déquerre. On pouvait se parler dune fenêtre à lautre. Javais été présenté à Hugo, rue Jean Goujon, par Gérard et Pétrus Borel, le licanthrope, Dieu sait avec quels tremblements et quelles angoisses ! Je restai plus dune heure assis sur les marches de lescalier avec mes deux cornacs, les priant dattendre que je fusse un peu remis. Hugo était alors dans toute sa gloire et son triomphe. Admis devant le Jupiter romantique, je ne sus pas même dire comme Henri Heine devant Goethe : « Que les prunes étaient bonnes pour la soif sur le chemin dléna à Weimar. » Mais les dieux et les rois ne dédaignent pas ces effarements de timidité admirative. Ils aiment assez quon sévanouisse devant eux. Hugo daigna sourire et madresser quelques paroles encourageantes. Cétait à lépoque des répétitions dHernani. Gérard et Pétrus se portèrent mes garants, et je reçus un de ces billets rouges marqués avec une griffe de la fière devise espagnole hierro (fer). On pensait que la représentation serait tumultueuse, et il fallait des jeunes gens enthousiastes pour soutenir la pièce. Les haines entre classiques et romantiques étaient aussi vives que celles des guelfes et des gibelins, des gluckistes et des piccinistes. Le succès fut éclatant comme un orage, avec sifflement des vents, éclairs, pluie et foudre. Toute une salle soulevée par ladmiration frénétique des uns et la colère opiniâtre des autres ! Ce fut à cette représentation que je vis pour la première fois Mme Emile de Girardin, vêtue de bleu, les cheveux roulés en longue spirale dor comme dans le portrait dHersent. Elle applaudissait le poète pour son génie, on lapplaudit pour sa beauté. À dater de là, je fus considéré comme un chaud néophyte, et jobtins le commandement dune petite escouade à qui je distribuais des billets rouges. On a dit et imprimé quaux batailles dHernani jassommais les bourgeois récalcitrants avec mes poings énormes. Ce nétait pas lenvie qui me manquait, mais les poings. Javais dix-huit ans à peine, jétais frêle et délicat, et je gantais sept et un quart. Je fis depuis toutes les grandes campagnes romantiques. Au sortir du théâtre, nous écrivions sur les murailles : « Vive Victor Hugo ! » pour propager sa gloire et ennuyer les Philistins. Jamais Dieu ne fut adoré avec plus de ferveur quHugo. Nous étions étonnés de le voir marcher avec nous dans la rue comme un simple mortel, et il nous semblait quil neût dû sortir par la ville que sur un char triomphal traîné par un quadrige de chevaux blancs, avec une Victoire ailée suspendant une couronne dor au-dessus de sa tête. À vrai dire, je nai guère changé didée, et mon âge mûr approuve ladmiration de ma jeunesse. À travers tout cela, je faisais des vers, et il y en eut bientôt assez pour former un petit volume entremêlé de pages blanches et dépigraphes bizarres en toutes sortes de langues que je ne. savais pas, selon la mode du temps. Mon père fit les frais de la publication, Rignou mimprima, et avec cet à-propos et ce flair des commotions politiques qui me caractérisent, je parus au passage des Panoramas, à la vitrine de Marie, éditeur, juste le 28 juillet 1830. On pense bien, sans que je le dise, quil ne se vendit pas beaucoup dexemplaires de ce volume à couverture rose, intitulé modestement Poésies. Le voisinage de lillustre chef romantique rendit mes relations avec lui et avec lécole naturellement plus fréquentes. Peu à peu je négligeai la peinture et me tournai vers les idées littéraires. Hugo maimait assez et me laissait asseoir comme un page familier sur les marches de son trône féodal. Ivre dune telle faveur,je voulus la mériter, et je rimai la Légende dAlbertus que je joignis avec quelques autres pièces à mon volume sombré dans la tempête, et dont lédition me restait presque entière ; à ce volume, devenu rare, était jointe une eau-forte ultra-excentrique de Célestin Nanteuil. Ceci se passait vers 1833. Le surnom dAlbertus me resta, et lon ne mappelait guère autrement dans ce quAlfred de Musset appelait la grande boutique romantique. Chez Victor, je fis la connaissance dEugène Renduel, le libraire à la mode, léditeur au cabriolet débène et dacier. Il me demanda de lui faire quelque chose, parce que, disait-il, il me trouvait « drôle ». Je lui fis les Jeunes France, espèce de précieuses ridicules du romantisme, puis Mademoiselle de Maupin, dont la préface souleva les journalistes, que jy traitais fort mal. Nous regardions, en ce temps-là, les critiques comme des cuistres, des monstres, des eunuques et des champignons. Ayant vécu depuis avec eux, jai reconnu quils nétaient pas si noirs quils en avaient lair, étaient assez bons diables et même ne manquaient pas de talent. Javais, vers cette époque, quitté le nid paternel, et demeurais impasse du Doyenné, où logeaient aussi Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, qui habitaient ensemble un vieil appartement dont les fenêtres donnaient sur des terrains pleins de pierres taillées, dorties et de vieux arbres. Cétait la Thébaïde au milieu de Paris. Cest rue du Doyenné, dans ce salon où les rafraîchissements étaient remplacés par des fresques, que fut donné ce bal costumé qui resta célèbre, et où je vis pour la première fois ce pauvre Roger de Beauvoir, qui vient de mourir après de si longues souffrances, dans tout léclat de son succès, de sa jeunesse et de sa beauté. Il portait un magnifique costume vénitien à la Paul Véronèse : grande robe de damas vert-pomme, ramagé dargent, toquet de velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne dor au col ; il était superbe, éblouissant de verve et dentrain, et ce nétait pas le vin de Champagne quil avait bu chez nous qui lui donnait ce pétillement de bons mots. Dans cette soirée, Edouard Ourliac, qui plus tard est mort dans des sentiments de profonde dévotion, improvisait avec une âpreté terrible et un comique sinistre, ces charges amères où perçait déjà le dégoût du monde et des ridicules humaine. Dans ce petit logement de la rue du Doyenné, qui nest plus aujourdhui quun souvenir, J. Sandeau vint nous chercher de la part de Balzac pour coopérer à la Chronique de Paris, où nous écrivîmes la Morte amoureuse et la Chaîne dor ou lAmant partagé, sans compter un grand nombre darticles de critique. Nous faisions aussi à la France littéraire, dirigée par Charles Malo, des esquisses biographiques de la plupart des poètes maltraités dans Boileau, qui furent réunies sous le titre de Grotesques. À peu près vers ce temps (1836), nous entrâmes à la Presse, qui venait de se fonder, comme critique dart. Un de nos premiers articles fut une appréciation des, peintures dEugène Delacroix à la Chambre des députés. Tout en vaquant à ces travaux, nous composions un nouveau volume de vers : la Comédie de la mort, qui parut en 1838. Fortunio, qui date à peu près de cette époque, fut inséré dabord au Figaro sous forme de feuilletons qui se détachaient du journal et se pliaient en livre. Là finit ma vie heureuse, indépendante et primesautière. On me chargea du feuilleton dramatique de la Presse, que je fis dabord avec Gérard et ensuite tout seul pendant plus de vingt ans. Le journalisme, pour se venger de la préface de Mademoiselle de Maupin, mavait accaparé et attelé à sa besogne. Que de meules jai tournées, que de seaux jai puisés à ces norias hebdomadaires ou quotidiennes, pour verser de leau dans le tonneau sans fond de la publicité ! Jai travaillé à la Presse, au Figaro, à la Caricature, au Musée des Familles, à la Revue de Paris, à la Revue des Deux-Mondes, partout où lon écrivait alors. Mon physique sétait beaucoup modifié, à la suite dexercices gymnastiques. De très-délicat, jétais devenu très-vigoureux. Jadmirais les athlètes et les boxeurs par-dessus tous les mortels. Javais pour maître de boxe française et de canne Charles Lacour, je montais à cheval avec Clopet et Victor Franconi, je canotais sous le capitaine Lefèvre, je suivais, à la salle Montesquieu, les défis et les luttes de Marseille, dArpin, de Locéan, de Blas, le féroce Espagnol, du grand mulâtre et de Tom Cribbs, lélégant boxeur anglais. Je donnai même, à louverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique ; cest lacte de ma vie dont je suis le plus fier. En mai 1840, je partis pour lEspagne. Je nétais encore sorti de France que pour une courte excursion en Belgique. Je ne puis décrire lenchantement où me jeta cette poétique et sauvage contrée, rêvée à travers les Contes dEspagne et dItalie dAlfred de Musset et les Orientales dHugo. Je me sentis là sur mon vrai sol et comme dans une patrie retrouvée. Depuis, je neus dautre idée que de ramasser quelque somme et de partir ; la passion ou la maladie du voyage sétait développée en moi. En 1845, aux mois les plus torrides de lannée, je visitai toute lAfrique française et fis, à la suite du maréchal Bugeaud, la première campagne de Kabylie contre Bel-Kassem-ou-Kasi, et jeus le plaisir de dater du camp dAïn-ei-Arba la dernière lettre dEdgar de Meilian, dont je remplissais le personnage dans le roman épistolaire de la Croix de Berny, fait en collaboration avec Mme de Girardin, Méry et Sandeau. Je ne parlerai pas dexcursions rapides en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Suisse. Je parcourus lItalie en 1850, et jallai à Constantinople en 1852. Ces voyages se sont résumés en volumes. Plus récemment, une publication dart, dont je devais écrire le texte, menvoya en Russie en plein hiver, et je pus savourer les délices de la neige. Lété suivant, je poussai jusquà Nijni-Novgorod, à lépoque de la foire, ce qui est le point le plus éloigné de Paris que jaie atteint. Si javais eu de la fortune, jaurais vécu toujours errant. Jai une facilité admirable à me plier sans effort à la vie des différents peuples. Je suis Russe en Russie, Turc en Turquie, Espagnol en Espagne, où je suis retourné plusieurs fois par passion pour les courses de taureaux, ce qui ma fait appeler, par la Revue des Deux-Mondes, « un être gras, jovial et sanguinaire. » Jaimais beaucoup les cathédrales, sur la foi de Notre-Dame de Paris, mais la vue du Parthénon ma guéri de la maladie gothique, qui na jamais été bien forte chez moi. Jai écrit un Salon dune vingtaine darticles, toutes les années dexposition à peu près, depuis 1837, et je continue, au Moniteur, la besogne de critique dart et de théâtre que je faisais à la Presse. Jai eu plusieurs ballets, représentés à lOpéra, entre autres Giselle et, la Péri, où Carlotta Grisi conquit ses ailes de danseuse ; à dautres théâtres, un vaudeville, deux pièces en vers : le Tricorne enchanté et Pierrot posthume ; à lOdéon, des prologues et des discours douverture. Un troisième volume de vers, Émaux et camées, a paru en 1852, pendant que jétais à Constantinople. Sans être romancier de profession, je nen ai pas moins bâclé, en mettant à part les nouvelles, une douzaine de romans : les Jeunes France, Mademoiselle de Maupin, Fortunio, les Roués innocents, Militona, la Belle Jenny, Jean et Jeannette, Avatar, Jettatura, le Roman de la momie, Spirite, le Capitaine Fracasse, qui fut longtemps ma Quinquengrogne [1], lettre de change de ma jeunesse payée par mon âge mûr. Je ne compte pas une quantité innombrable darticles sur toutes sortes de sujets. En tout quelque chose comme trois cents volumes, ce qui fait que tout le monde mappelle paresseux et me demande à quoi je moccupe. Voilà, en vérité, tout ce que je sais sur moi. THÉOPHILE GAUTIER.
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