Théophile
Gautier 1811 - 1872
22 - Le maître de chausson
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Le maître de
chausson Mais si la curiosité vous pousse à vous mêler au groupe déguenillé qui entoure les athlètes crapuleux, vous entendrez un vocabulaire étrange qui surprendrait beaucoup messieurs de lAcadémie. La langue française nest pas si pauvre quon le dit : les malins donnent des conseils et raisonnent sur la valeur des coups. Allons, tape-lui sur la terrine, mouche-lui le quinquet, surine-lui le naz, ça lesbrouffera ; quand on saigne, ça écoeure. - Est-ce que ta peau nest pas payée à toi ? on dirait que tu as peur de la gâter. - Huhu ! xi ! xi ! Mords donc ! pousse dessus à mort ! et autres interjections de même farine. Lapparition dun sergent de ville signalé à lhorizon par quelque vigie hissé sur la hune dune borne dissipe les acteurs et les spectateurs de ce tournoi dun nouveau genre. - Ouf ! dit lun, je crois que jai le brochet décroché ; mais je lui ai joliment labouré la jambe, et mon coup de ramasse était fameux. Je lui ai pelé la grève comme une pomme ; le zeste est venu. Si javais su, je lui aurais coulé un saut ou fauché le changement de garde, et il aurait été esquinté à fond. - Cré-nom ! fait lautre en rajustant les lambeaux de son bourgeron, que cest bête de taper sur les effets du monde. Cest égal, je lui ai envoyé un coup de tampon susle mufle, quil ne pourra ni becquiller ni licher de quinze jours. Ho çà ! les autres, quest-ce qui paye à boire aux artistes ? Jétoufferais volontiers un polichinelle de bleu ; rien nest plus salé que de se bûcher : ça vous altère Allons, Auguste, un petit verre de fil en quatre, histoire de se velouter et de se rebomber le torse. La troupe ne peut quopiner du bonnet, et sengouffre avec un touchant empressement dans la boutique de quelque marchand de vin suspect, portant une enseigne hiéroglyphique, comme : les Ruines de Moscou, lInsecte volage, la Femme sans tête ou le Puits qui parle ; hideux vestiges oubliés dans les recoins obscurs de la civilisation. Les petites rues tortueuses, les bouges enfumés ont toujours beaucoup convenu aux savatiers ; la Cité, ce ténébreux repaire des truands et des mauvais garçons du moyen âge, a toujours été leur retraite favorite. Il y a quelques années seulement de cela, lorsque Notre-Dame nétait pas encore veuve de son archevêché, les duels et les tournois avaient lieu à la pointe de lîle, près de ce pont que lon appelle le pont Rouge, sans doute par ce quil est peint en gris : ce lieu désert était propice à vider les querelles qui avaient ordinairement pour motif la possessions de quelques Hélène de bas lieu. Les champions arrivaient suivis de leurs témoins et demandaient avant de commencer : « Va-t-on de tout ? » Selon la gravité de loffense appréciée par les seconds, la réponse était affirmative ou négative. « On va de tout, » cela voulait dire que lon pouvait se manger le nez, sextirper les yeux avec le coup de fourchette, sarracher les oreilles, et se servir des dents et des ongles ; dans le cas contraire, les coups de pied et les coups de poing étaient seuls permis, différence qui représente assez bien les duels au premier sang et les duels à mort. Quand on allait de tout, les bottes secrètes, les coups de traître, tout était bon. En ce temps de barbarie, des maîtres montraient aux barrières, pour deux sous, les trois coups : crever le tympan, faire sauter le globe de loeil et couper la langue par un coup dessous le menton. Tout ceci doit paraître à nos lecteurs, et surtout à nos lectrices, plus inintelligible que du bas-breton, du haut-allemand, du théotisque ou du grec. Cest du grec, en effet, comme on le parlait jadis en Argos, sil faut en croire les étymologistes de la cour des Miracles et du bagne. Cet argot sexpliquera au fur et à mesure : nous en demandons pardon aux Muses, à lhôtel Rambouillet et aux salons aristocratiques. La savate, que lon appelle aujourdhui chausson, par euphémisme, est la boxe française, avec cette différence que la savate se travaille avec les pieds, et la boxe avec les poings. Comme tous les autres arts, la savate a eu son mouvement ascensionnel, ses phases et ses révolutions. Il y a la savate classique et la savate romantique ; le savatier classique est simple comme un tragique du temps de lempire ; il nemploie quun petit nombre de mouvements : ses coups de pied sont bas, et ne montent guère au-dessus du genou ; ses mains restent ouvertes et portent avec les paumes des coups appelés musettes, qui se rapprochent plus du soufflet proprement dit que du coup de poing. Ces musettes coiffent ordinairement le menton ou le nez. Il ne tient pas la parade, et mouline perpétuellement ; il manque dassiette, et ne pourrait tenir tête à un adversaire sérieux. Son jeu est tout de tradition et de pratique ; il ne raisonne pas, et la théorie nest pas son fort. Ce nest en effet que depuis un petit nombre dannées que la savate a été élevée au rang dart et de science, et sest placée dans la hiérarchie des exercices de corps sur le même rang que lescrime, léquitation ou la danse. Un petit traité historique de la savate depuis une quarantaine dannées sera ici tout à fait à sa place. - Les maîtres bâtonnistes de Caen avaient de la célébrité avant la révolution ; cette gloire sabîma comme tant dautres dans le gouffre de 95, et il faut sauter jusquà lempire et à la restauration, pour trouver dans la mémoire des plus vieux maîtres les noms des rois primitifs qui constituent la dynastie de la savate. - Fanfan est le Pharamond, le Romulus de cette histoire ; il représente la période héroïque et fabuleuse ; Sabattier lui succéda ; après lui vint Baptiste, ancien danseur à lOpéra, à qui les exercices de son premier emploi avaient assoupli les jambes, et qui montait les coups de pied plus haut quaucun des maîtres contemporains. Baptiste, qui avait conservé un vernis délégance et de bonne société, eut lhonneur de travailler avec Son Altesse royale le duc de Berri. Son Altesse se revêtait pour ses exercices dune espèce darmure de bras, de poitrine et de jambes en fil de fer treillissé recouverte de bourre et de peau. Mais dans les salles on ne se servait ni de plastron, ni de brassards, ni de jambards ; seulement lon tirait le chapeau sur la tête, ce qui ne se fait plus aujourdhui à cause du développement du jeu. Cette importation de moeurs anglaises était dune grande hardiesse pour le temps, et malgré cet exemple princier, lart sublime de la savate, de la canne et du bâton resta confiné dans les classes inférieures. A Baptiste succéda Fanfare, qui tirait la savate et le bâton ; puis vinrent Mignon, Rochereau et Carpe, qui ont laissé de brillants souvenirs dans le monde des salles darmes et des estaminets. Les rues où se tenaient les classes navaient rien de très-élégant. Le vieux Champagne, ancien marin, demeurait rue Mouffetard, et François avait sa salle rue de la Mortellerie. Quand nous disons salle, nous avons tort ; cest cave quil faudrait. Les assauts avaient lieu effectivement dans une grande cave ; les élèves étaient en général des ouvriers, ou des garnements suspects. Toulouse et Gadou montraient la savate aux maçons de la Grève. Pour le chausson, on tirait les coups bas, les temps darrêt à demi-hauteur ; on courait beaucoup et lon moulinait des bras. Le jeu du bâton nétait pas développé et se composait principalement des coups de bout, de coupés et denlevés-dessous. La canne se tirait comme le sabre. Le jeu développé fut apporté en France par les prisonniers des pontons dAngleterre : durant les longues heures de la captivité, ils sétaient beaucoup exercés, avaient travaillé les coups, et, faute dautre occupation, faisaient assaut du matin jusquau soir ; ce qui les rendit les plus redoutables bâtonnistes de lunivers. - La patrie des boxeurs ne pouvait quinfluer heureusement sur leur manière : toutefois le jeu développé resta un arcane entre les plus habiles, et se concentra dans Paris, ce foyer lumineux, ce centre intelligent, qui sait toujours avant tous les autres le dernier mot de lart ; la province, routinière et fossile, conserva lancien jeu. - Vers 1829 cependant, quelques maîtres de régiment développaient, mais cétaient des Parisiens ; lart du chausson ne resta pas non plus stationnaire : des novateurs hardis commençaient à placer des coups de poing de bout à langlaise, et le temps darrêt en pleine poitrine, autrement dit coup de pied en vache, mais bien peu se risquaient à détacher ce coup, de peur de se faire ramasser les jambes. Toutefois, malgré ces perfectionnements, la savate ne comptait que fort peu dadeptes fashionables, elle était même inconnue des gens du monde ; seulement, de temps à autre, il courait quelque histoire merveilleuse dun garnement de mine chétive et de pauvre apparence, ayant à lui seul déconfit tout un peloton de gendarmes extrêmement surpris de se trouver assis en un clin doeil au beau milieu du ruisseau ; et la Gazette des Tribunaux expliquait comme quoi ce succès, dans un combat inégal, était dû aux passes mystérieuses et aux crocs-en-jambe invincibles de la savate : et chacun dans la rue passait respectueusement à côté de tout individu que sa blouse débraillée, sa casquette posée sur loreille, son air crâne et tapageur, pouvaient faire suspecter de connaître les mystères de cet art formidable. Il est vrai de dire que les maîtres ne brillaient pas par une tenue bien rigoureuse ; la pipe culottée ne quittait guère leurs lèvres que pour faire place aux petits verres de dur ; ils fréquentaient les estaminets borgnes, les rogomistes et les marchands de vin hasardeux ; ils étaient hargneux, violents, tapageurs ; quelques-uns même, fidèles aux traditions de lancienne chevalerie errante, consacraient leur canne et leurs poings au service des princesses en désarroi. Ils se constituaient les Amadis et les Galaor des Orianes de la rue Froidmanteau et de la Cité. Leur langage, semé de tropes et de métaphores peu académiques, descendant fréquemment aux familiarités de largot, était bien fait pour effaroucher les bourgeois honnêtes et débonnaires, si leur mine rébarbative navait pas suffi pour cela. Cest ce qui explique comment un art aussi utile, aussi indispensable que la savate, est resté si longtemps enfoui sous les dernières couches de la populace. Maintenant les hommes ne portent plus lépée ; la police défend davoir des armes sur soi, et lon est puni de 15 francs damende pour avoir un poignard dans sa poche, ce qui fait que tout homme qui rentre chez lui après la brune est à la merci des voleurs et des assassins qui, risquant davoir la tête coupée, se moquent parfaitement de payer 15 francs en sus pour port illégal de poignard ; les cannes plombées, les cannes à dard sont prohibées et saisies par la police aux bureaux du théâtre, afin que les mauvais garnements, hideuses, phalènes nocturnes qui voltigent aux carrefours douteux, aient toute la facilité désirable pour vous dépouiller et vous assommer ; mais vous avez vos poings et vos pieds que lon ne peut saisir au bureau des cannes, et des poings et des pieds exercés sont des armes aussi redoutables que le casse-tête des Caraïbes ou le lasso des gauchos brésiliens. Pour notre part, nous regrettons lépée ; avec lusage de porter lépée sest en allée la vieille urbanité française ; on est toujours poli avec un interlocuteur qui peut vous entrer quelques pouces de fer dans le ventre si vos manières nont pas laménité convenable. Labolition du duel achèvera de nous rendre le peuple le plus grossier de lunivers : tous les lâches, sûrs de limpunité, vont devenir insolents. Et puis cétait réellement pour un jeune homme de coeur une amie sûre et fidèle quune épée de bon acier bien trempé et bien franc. Lhomme gagnait à ce commerce intime avec le métal ; il en prenait les qualités rigides, la loyauté inviolable, le vif éclat, la netteté incisive ; et cette union tacite était si bien comprise, que le plus grand éloge que lon pût donner à quelquun, cétait de dire quil était brave comme son épée. Mais nous sommes dans une époque peu chevaleresque, et la prosaïque savate doit remplacer la jolie épée française, ce bijou aigu, cet éclair dacier qui du moins brillait dans la nuit avant darriver à la poitrine dun homme. La savate, comme on la pratique aujourdhui, est un art très-compliqué, très-savant, très-raisonné ; cest lescrime sans fleuret. Il y a la tierce, la quarte, loctave et le demi-cercle ; seulement dans lescrime on na quun bras, et à la savate on en a quatre ; car les jambes dans létat actuel de la science sont de véritables bras, et les pieds deviennent des poings. Les maîtres placent un coup de pied dans les gencives ou dans loeil avec beaucoup de facilité : plusieurs même décoiffent leurs adversaires avec le bout du chausson. Le maître de chausson actuel ne ressemble en rien au savatier ancien : cest un jeune homme de figure douce et prévenante, le sourire sur les lèvres, qui sexprime correctement et avec un son de voix perlé. Ses manières sont dune distinction parfaite ; on le prendrait plutôt pour un professeur desthétique et de philosophie que pour un pugiliste ; il fume tout au plus des cigarettes de papel espagnol, comme Georges Sand, et boit de leau sucrée comme un orateur. Il ne porte ni cravates rouges, ni gilets violets, ni pantalons fabuleux, ni casquette excentrique ; sa mise est celle dun fils de famille qui shabillerait bien. - A lentendre parler de son art, vous croiriez être en présence dun savant de lInstitut, faisant des calculs sur léquilibre et la dynamique : la savate est en effet un calcul très-exact des forces humaines combinées avec la libration et la pondération. Après quelques mois détude, on est vraiment surpris de lénorme puissance que peut acquérir un muscle bien développé et bien dirigé, et lon saperçoit que la nature na pas fait lhomme aussi désarmé que le prétendent les philosophes moroses. Des poings bien fermés selon les principes de lart valent des marteaux de fer. Le maître de chausson fashionable ne néglige rien de ce qui peut perfectionner son jeu. M. Lecour, célèbre professeur, a travaillé avec Adam, le boxeur anglais, le redoutable adversaire de Swift. Cette étude lui a beaucoup servi pour perfectionner les coups de poing qui, à vrai dire, étaient la partie faible de la savate. Les coups droits dans la poitrine ou dans la figure sont fouettés et détachés avec une vigueur rare, et si bien calculés, quil ne se perd pas un atome de force ; la vitesse est triplée, et dans moins dune seconde lon a placé une série ainsi composée : coups de poing sur le nez, sur los maxillaire et dans lestomac ; ou bien coup de pied bas, coup de pied haut, et coups de poing. Autrefois lon ne faisait pas de séries, et lon ne liait pas les coups : un assaut actuel diffère autant dun assaut ancien pour la difficulté de lexécution et la hardiesse des poses, quun morceau de Herz ou de Kalkebrenner dune sonate de Steibelt. Il y a dix ans tout cela eût paru impraticable. On se tromperait beaucoup si lon représentait les maîtres de chausson comme des gens de carrure athlétique ; ils ne tiennent en rien de lHercule et du lutteur : ils sont ordinairement de taille moyenne, ont les extrémités fines et les mains petites. - Plus dune femme envierait les mains de Swift ; mais ces mains délicates, si elles ont la blancheur du marbre, en ont aussi la dureté ; et, détachées par les puissants muscles des épaules, meurtrissent les chairs comme un caillou lancé par une fronde. Maintenant que nous vous avons fait lhistoire et lesthétique du grand art de la savate, nous allons vous introduire dans une salle de chausson, celle de M. Lecour, qui est le professeur à la mode, et qui compte parmi ses élèves les lions les plus chevelus et les plus aristocratiques de lOpéra et du boulevard de Gand. Vous voyez cette file de cabriolets, de tilburys et de coupés qui stationnent à langle de la rue du Faubourg-Montmartre, tout près du boulevard : hâtez-vous, cest jour dassaut, et vous auriez peine à trouver place. La salle darmes est au rez-de-chaussée, car le piétinement perpétuel serait insupportable aux voisins les plus pacifiques, et les bourgeois proprets partagent la haine de Nicole contre les ferrailleurs et les déracineurs de carreaux : la première pièce sert dantichambre et de vestiaire ; contre le mur est appliquée une petite fontaine qui fournit de leau froide pour tremper les coins de mouchoir, quand il y a des nez compromis à bassiner, ce qui ne laisse pas que darriver quelquefois. La salle est une grande pièce tapissée de coutil, en forme de tente, avec un plancher frotté au grès et à leau bouillante, pour que le pied morde bien et ne se dérobe pas. Tout autour sont disposées des banquettes élevées sur une marche qui encadre larène destinée aux combattants ; le long des murs sont accrochés les gants de boxe des élèves, portant chacun leur numéro. Ces gants, dont les doigts ne sont articulés que par-dessous, ressemblent à des traversins ; la peau est de buffle et la garniture de crin. Les Anglais remplissent les leurs avec la plume ; mais la plume, plus moelleuse dabord, ne tarde pas à se tasser en paquets, et devient plus dure que le crin. A côté des gants qui font trophée avec les masques pendent les cannes et les bâtons de longueur. Les assistants sont rangés au plus près du mur, afin de ne pas gêner les combattants ; et, pour ne pas être atteints, dans leurs coups de grande volée, par les cannes des maîtres qui font assaut, chacun tient en main un bâton dans la pose darrêt, ce qui donne à lassemblée lapparence dun chapitre de chanoines assis dans leurs stalles un cierge à la main. Le costume du maître est très-pittoresque : il consiste dans un pantalon de laine rouge à pieds, demi-collant, serré à la ceinture et tenant sans bretelles, une chemise rayée de violet ou de bleu, une petite calotte pourpre, et des gants de boxe avec des crispins vernis. Lassaut commence ordinairement par la canne et le bâton. La canne se tire à une seule main, et le bâton à deux mains, comme les espadons et les estocs du moyen âge. Avant de commencer, les maîtres se donnent une poignée de mains, puis ils font le salut. Ce salut, où les maîtres exécutent avec leurs cannes des arabesques plus capricieuses que celles décrites par la bâton du fantastique caporal Tritram, dans le roman humoristique de Tritram Shandy, en faisant des sauts et des pas de voltige (la voltige se fait lorsquon est attaqué dans la rue par plusieurs personnes ; la rose couverte, que lon fait pour salut, est la plus jolie arabesque, dessinée au bâton, que lon puisse voir ; les voltés, les écarts de cote, les coups de travers pleuvent drus comme grêle) ; ce salut est vraiment très-gracieux et très-élégant. Après cela, les maîtres se mettent en garde, et les hostilités sont ouvertes, les cannes tourbillonnent et sentre-choquent en pétillant ; quand le coup porte, le vaincu sécrie : « Touché, bien touché, » et lon reprend la garde. Comme les combattants nont ni masques, ni plastrons, les coups doivent être retenus : ils le sont presque toujours au début de la lutte ; mais quelquefois les adversaires séchauffent, et lassaut ne diffère pas beaucoup dune véritable bataille. Aussi, lassaut terminé, les combattants sembrassent pour montrer quils ne se gardent pas rancune, et nont aucun fiel dans le coeur. Cette coutume a quelque chose de loyal, de touchant, et doit prévenir bien des querelles. Lagilité et la prestesse des maîtres bâtonnistes sont réellement effrayantes. M. Lecour exécute en une minute des carrés composés de vingt coups sur chaque face, il a même été jusquà deux cents coups de bâton à la minute, ce qui est prodigieux ; lon ne voit pas le bâton, on lentend seulement siffler. Les assauts de savate viennent ensuite. Les coups de pied, les coups de poing se suivent et ne se ressemblent pas ; mais ce spectacle na rien de repoussant, les mouvements sont si justes, si précis, si bien raisonnés, si bien calculés, que toute idée de douleur est éloignée : on croirait plutôt assister à une leçon de voltige quà un combat ; les temps darrêt, les coups de pied exécutés par Lecour et son frère, sont aussi gracieux quun temps darabesque de Perrot, le merveilleux danseur. Les combattants, suspendus au milieu dun tourbillon de bras et de jambes, semblent ne pas tenir à la terre. Auriol nest pas plus vif, plus pétulant et plus allègre ; et cependant ces mouvements si prompts, si lestes, sont dune force prodigieuse : le plus faible de ces coups vous renverserait. Voici quelques-unes des poses qui se pratiquent. On donne des coups de tête dans la figure et dans lestomac : pour cela on saisit ladversaire par le collet ou par la tête, et en lattirant vers soi on lance le coup. Si votre adversaire court sur vous, vous placez le coup de tête dans lestomac, vous lui saisissez en même temps les deux jarrets pour le renverser ; quelquefois, comme une arabesque fantastique, comme ces paraphes à main levée que lon fait au bout dune page dont on est content, vous le faites passer par-dessus votre tête, et vous lenvoyez, en manière de fioriture, décrire une parabole derrière vous. Ce coup, comme toutes les bottes possibles, a sa parade : en lexécutant, vous pouvez être saisi par la nuque, plié à terre et recevoir sur le nez un coup de genou ou un coup de poing fourré. Il y a aussi une infinité de moyens pour jeter son homme par terre : le passement de jambe du jarret et le passement de jambe du cou-de-pied. Le premier se pratique en croisant la jambe derrière le jarret de ladversaire que lon saisit simultanément par le col ; on tend le jarret vigoureusement, on le pousse, il perd pied, chancelle et tombe ; dans le second cas, lon pose son pied derrière le talon de son ennemi, on ramène à soi par un mouvement de brusque saccade qui se donne avec le cou-de-pied, et il tombe dun seul temps. On peut encore très-aisément renverser quelquun en lui donnant un tour de clef à la cravate, et en lui passant la main sous le jarret, ce qui lui fait perdre léquilibre. Nous écririons un volume si nous voulions indiquer toutes les ruses et toutes les ressources de la savate. Toutes les attaques sont prévues et déjouées. Si un homme vous attaque et vous prend par le collet, vous lui saisissez le poignet à deux mains et vous faites un revers sur les talons : le coude de lassaillant se trouve placé sur votre épaule ; vous faites une pesée qui lui rompt le bras placé à faux à larticulation de la saignée. Si un homme très-vigoureux vous entoure de ses bras et que vous ne puissiez vous dégager, appliquer-lui la paume de la main sur le menton ou sur le nez, pour lui renverser la tête en arrière ; la douleur quil éprouvera sera si atroce, quil lâchera prise sur-le-champ. On tient aussi la tête de son antagoniste sous le bras en parapluie, et on lui fourre des séries de coups de poing dans la figure. Si, en lançant un coup de pied haut, vous avez la jambe ramassée, faites un revers, et vous tomberez en équilibre sur vos deux mains ; mais le coup de pied dit temps darrêt est si vite passé, et son effet est si violent, quil ny a guère de danger de ce côté-là. Quand ces coups sont portés sérieusement et les mains nues, ils sont de nature à causer des blessures graves et même la mort. Vous voyez que la savate est une science profonde, qui exige beaucoup de sang-froid, de réflexion, de calcul, dagilité et de force ; cest le plus beau développement de la vigueur humaine, une lutte sans autres armes que les armes naturelles, et où lon ne peut jamais être pris au dépourvu. Ce spectacle est tellement attrayant, que plusieurs gens du grand monde font dans leur appartement une salle où ils sexercent eux-mêmes, prennent leçon, et font faire assaut entre les maîtres de réputation. Lecour a fait assaut chez lord S avec Lose, le premier maître de Bordeaux ; et M. de W a une salle où se réunissent les élégants de la loge infernale et du Jockeys-Club, il y en a une aussi chez M. le duc V Michel Pisseux a donné des leçons au duc dOrléans. La savate est désormais desencanaillée, et prendra dans les pensionnats place à côté de la gymnastique et de lescrime. THÉOPHILE GAUTIER. |