Théophile
Gautier 1811 - 1872
La Pipe d'opium
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Lautre jour, je trouvai mon ami Alphonse Karr assis sur son divan, avec une bougie allumée, quoiquil fit grand jour, et tenant à la main un tuyau de bois de cerisier muni dun champignon de porcelaine sur lequel il faisait dégoutter une espèce de pâte brune assez semblable à la cire à cacheter ; cette pâte flambait et grésillait dans la cheminée du champignon, et il aspirait par une petite embouchure dambre jaune la fumée qui se répandait ensuite dans la chambre avec une vague odeur de parfum oriental. Je pris, sans rien dire, lappareil des mains de mon ami, et je majustai à lun des bouts ; après quelques gorgées, jéprouvai un espèce détourdissement qui nétait pas sans charmes et ressemblait assez aux sensations de la première ivresse. Etant de feuilleton ce jour-là, et nayant pas le loisir dêtre gris, jaccrochai la pipe à un clou et nous descendîmes dans le jardin, dire bonjour aux dahlias et jouer un peu avec Schutz, heureux animal qui na dautre fonction que dêtre noir sur un tapis de vert gazon. Je rentrai chez moi, je dînai, et jallai au théâtre subir je ne sais quelle pièce, puis je revins me coucher, car il faut bien en arriver là, et faire, par cette mort de quelques heures, lapprentissage de la mort définitive. Lopium que javais fumé, loin de produire leffet somnolent que jen attendais, me jetait en des agitations nerveuses comme du café violent, et je tournais dans mon lit en façon de carpe sur le gril ou de poulet à la broche, avec un perpétuel roulis de couvertures, au grand mécontentement de mon chat roulé en boule sur le coin de mon édredon. Enfin, le sommeil longtemps imploré ensabla mes prunelles de sa poussière dor, mes yeux devinrent chauds et lourds, je mendormis. Après une ou deux heures complètement immobiles et noires, jeus un rêve. Le voici : Je me retrouvai chez mon ami Alphonse Karr, - comme le matin, dans la réalité ; il était assis sur son divan de lampas jaune, avec sa pipe et sa bougie allumée ; seulement le soleil ne faisait pas voltiger sur les murs, comme des papillons aux mille couleurs, les reflets bleus, verts et rouges des vitraux. Je pris la pipe de ses mains, ainsi que je lavais fait quelques heures auparavant, et je me mis à aspirer lentement la fumée enivrante. Une mollesse pleine de béatitude ne tarda pas à semparer de moi, et je sentis le même étourdissement que javais éprouvé en fumant la vraie pipe. Jusque-là mon rêve se tenait dans les plus exactes limites du monde habitable, et répétait, comme un miroir, les actions de ma journée. Jétais pelotonné dans un tas de coussins, et je renversais paresseusement ma tête en arrière pour suivre en lair les spirales bleuâtres, qui se fondaient en brume douate, après avoir tourbillonné quelques minutes. Mes yeux se portaient naturellement sur le plafond, qui est dun noir débène, avec des arabesques dor. A force de le regarder avec cette attention extatique qui précède les visions, il me parut bleu, mais dun bleu dur, comme un des pans du manteau de la nuit. "Vous avez donc fait repeindre votre plafond en bleu, dis-je à Karr, qui, toujours impassible et silencieux, avait embouché une autre pipe, et rendait plus de fumée quun tuyau de poêle en hiver, ou quun bateau à vapeur dans une saison quelconque. Nullement, mon fils, répondit-il
en mettant son nez hors du nuage, mais vous mavez furieusement
la mine de vous être à vous-même peint lestomac
en rouge, au moyen dun bordeaux plus ou moins Laffitte. Le plafond sennuyait apparemment dêtre noir, il sest mis en bleu ; après les femmes, je ne connais rien de plus capricieux que les plafonds ; cest une fantaisie de plafond, voilà tout, rien nest plus ordinaire." Cela dit, Karr rentra son nez dans le nuage de fumée, avec la mine satisfaite de quelquun qui a donné une explication limpide et lumineuse. Cependant je nétais quà moitié convaincu, et javais de la peine à croire les plafonds aussi fantastiques que cela, et je continuais à regarder celui que javais au-dessus de ma tête, non sans quelque sentiment dinquiétude. Il bleuissait, il bleuissait comme la mer à lhorizon, et les étoiles commençaient à y ouvrir leur paupières aux cils dor ; ces cils, dune extrême ténuité, sallongeaient jusque dans la chambre quils remplissaient de gerbes prismatiques. Quelques lignes noires rayaient cette surface dazur, et je reconnus bientôt que cétaient les poutres des étages supérieurs de la maison devenue transparente. Malgré la facilité que lon a en rêve dadmettre comme naturelles les choses les plus bizarres, tout ceci commençait à me paraître un peu louche et suspect, et je pensai que si mon camarade Esquiros le Magicien était là, il me donnerait des explications plus satisfaisantes que celles de mon ami Alphonse Karr. Comme si cette pensée eût eu la puissance dévocation, Esquiros se présenta soudain devant nous, à peu près comme le barbet de Faust qui sort de derrière le poêle. Il avait le visage fort animé et lair triomphant, et il disait, en se frottant les mains : "Je vois aux antipodes, et jai trouvé la Mandragore qui parle." Cette apparition me surprit, et je dis à Karr : "O Karr ! concevez-vous quEsquiros, qui nétait pas là tout à lheure, soit entré sans quon ait ouvert la porte ? Rien nest plus simple, répondit Karr. Lon entre par les portes fermées, cest lusage ; il ny a que les gens mal élevés qui passent par les portes ouvertes. Vous savez bien quon dit comme injure : Grand enfonceur de portes ouvertes." Je ne trouvai aucune objection à faire contre un raisonnement si sensé, et je restai convaincu quen effet la présence dEsquiros navait rien que de fort explicable et de très légal en soi-même. Cependant il me regardait dun air étrange, et ses yeux sagrandissaient dune façon démesurée ; ils étaient ardents et ronds comme des boucliers chauffés dans une fournaise, et son corps se dissipait et se noyait dans lombre, de sorte que je ne voyais plus de lui que ses deux prunelles flamboyantes et rayonnantes. Des réseaux de feu et des torrents deffluves magnétiques papillotaient et tourbillonnaient autour de moi, senlaçant toujours plus inextricablement et se resserrant toujours ; des fils étincelants aboutissaient à chacun de mes pores, et simplantaient dans ma peau à peu près comme les cheveux dans la tête. Jétais dans un état de somnambulisme complet. Je vis alors des petits flocons blancs qui traversaient lespace bleu du plafond comme des touffes de laine emportées par le vent, ou comme un collier de colombe qui ségrène dans lair. Je cherchais vainement à deviner ce que cétait, quand une voix basse et brève me chuchota à loreille, avec un accent étrange : - Ce sont des esprits !!! Les écailles de mes yeux tombèrent ; les vapeurs blanches prirent des formes plus précises, et japerçus distinctement une longue file de figures voilées qui suivaient la corniche, de droite à gauche, avec un mouvement dascension très prononcé, comme si un souffle impérieux les soulevait et leur servait daile. A langle de la chambre, sur la moulure du plafond, se tenait assise une forme de jeune fille enveloppée dans une large draperie de mousseline. Ses pieds, entièrement nus, pendaient nonchalamment croisés lun sur lautre ; ils étaient, du reste, charmants, dune petitesse et dune transparence qui me firent penser à ces beaux pieds de jaspe qui sortent si blancs et si purs de la jupe de marbre noir de lIsis antique du Musée. Les autres fantômes lui frappaient sur lépaule en passant, et lui disaient : "Nous allons dans les étoiles, viens donc avec nous." Lombre au pied dalbâtre leur répondait : "Non ! je ne veux pas aller dans les étoiles ; je voudrais vivre six mois encore." Toute la file passa, et lombre resta seule, balançant ses jolis petits pieds, et frappant le mur de son talon nuancé dune teinte rose, pâle et tendre comme le cur dune clochette sauvage ; quoique sa figure fût voilée, je la sentais jeune, adorable et charmante, et mon âme sélançait de son côté, les bras tendus, les ailes ouvertes. Lombre comprit mon trouble par intention ou sympathie, et dit dune voix douce et cristalline comme un harmonica : "Si tu as le courage daller embrasser sur la bouche celle qui fut moi, et dont le corps est couché dans la ville noire, je vivrai six mois encore, et ma seconde vie sera pour toi." Je me levai, et me fis cette question : A savoir, si je nétais pas le jouet de quelque illusion, et si tout ce qui se passait nétait pas un rêve. Cétait une dernière lueur de la lampe de la raison éteinte par le sommeil. Je demandai à mes deux amis ce quils pensaient de tout cela. Limperturbable Karr prétendit que laventure était commune, quil en avait eu plusieurs du même genre, et que jétais dune grande naïveté de métonner de si peu. Esquiros expliqua tout au moyen du magnétisme. "Allons, cest bien, je vais y aller ; mais je suis en pantoufles... Cela ne fait rien, dit Esquiros, je pressens une voiture à la porte." Je sortis, et je vis, en effet, un cabriolet à deux chevaux qui semblait attendre. Je montai dedans. Il ny avait pas de cocher. - Les chevaux se conduisaient eux-mêmes ; ils étaient tout noirs, et galopaient si furieusement, que leurs croupes sabaissaient et se levaient comme des vagues, et que des pluies détincelles pétillaient derrière eux. Ils prirent dabord la rue de La-Tour-dAuvergne, puis la rue Bellefond, puis la rue Lafayette, et, à partir de là, dautres rues dont je ne sais pas les noms. A mesure que la voiture allait, les objets prenaient autour de moi des formes étranges : cétaient des maisons rechignées, accroupies au bord du chemin comme de vieilles filandières, des clôtures en planches, des réverbères qui avaient lair de gibets à sy méprendre ; bientôt les maisons disparurent tout à fait, et la voiture roulait dans la rase campagne. Nous filions à travers une plaine morne et sombre ; - le ciel était très bas, couleur de plomb, et une interminable procession de petits arbres fluets courait, en sens inverse de la voiture, des deux côtés du chemin ; lon eût dit une armée de manches à balai en déroute. Rien nétait sinistre comme cette immensité grisâtre que la grêle silhouette des arbres rayait de hachures noires : - pas une étoile ne brillait, aucune paillette de lumière nécaillait la profondeur blafarde de cette demi-obscurité. Enfin, nous arrivâmes à une ville, à moi inconnue, dont les maisons dune architecture singulière, vaguement entrevue dans les ténèbres, me parurent dune petitesse à ne pouvoir être habitées ; - la voiture, quoique beaucoup plus large que les rues quelle traversait, néprouvait aucun retard ; les maisons se rangeaient à droite et à gauche comme des passants effrayés, et laissaient le chemin libre. Après plusieurs détours, je sentis la voiture fondre sous moi, et les chevaux sévanouirent en vapeurs, jétais arrivé. Une lumière rougeâtre filtrait à travers les interstices dune porte de bronze qui nétait pas fermée ; je la poussai, et je me trouvai dans une salle dallée de marbre blanc et noir et voûtée en pierre ; une lampe antique, posée sur un socle de brèche violette, éclairait dune lueur blafarde une figure couchée, que je pris dabord pour une statue comme celles qui dorment les mains jointes, un lévrier aux pieds, dans les cathédrales gothiques ; mais je reconnus bientôt que cétait une femme réelle. Elle était dune pâleur exsangue, et que je ne saurais mieux comparer quau ton de la cire vierge jaunie, ses mains, mates et blanches comme des hosties, se croisaient sur son cur ; ses yeux étaient fermés, et leurs cils sallongeaient jusquau milieu des joues ; tout en elle était mort : la bouche seule, fraîche comme une grenade en fleur, étincelait dune vie riche et pourprée, et souriant à demi comme dans un rêve heureux. Je me penchai vers elle, je posai ma bouche sur la sienne, et je lui donnai le baiser qui devait la faire revivre. Ses lèvres humides et tièdes, comme si le souffle venait à peine de les abandonner, palpitèrent sous les miennes, et me rendirent mon baiser avec une ardeur et une vivacité incroyables. Il y a ici une lacune dans mon rêve, et je ne sais comment je revins de la ville noire ; probablement à cheval sur un nuage ou sur une chauve-souris gigantesque. - Mais je me souviens parfaitement que je me trouvai avec Karr dans une maison qui nest ni la sienne ni la mienne, ni aucune de celles que je connais. Cependant tous les détails intérieurs, tout laménagement métaient extrêmement familiers ; je vois nettement la cheminée dans le goût de Louis XVI, le paravent à ramages, la lampe à garde-vue vert et les étagères pleines de livres aux angles de la cheminée. Joccupais une profonde bergère à oreillettes, et Karr, les deux talons appuyés sur le chambranle, assis sur les épaules et presque sur la tête, écoutait dun air piteux et résigné, le récit de mon expédition que je regardais moi-même en rêve. Tout à coup un violent coup de sonnette se fit entendre, et lon vint mannoncer quune dame désirait me parler. "Faites entrer la dame, répondis-je, un peu ému et pressentant ce qui allait arriver." Une femme vêtue de blanc, et les épaules couvertes dun mantelet noir, entra dun pas léger, et vint se placer dans la pénombre lumineuse projetée par la lampe. Par un phénomène très singulier, je vis passer sur sa figure trois physionomies différentes : elle ressembla un instant à Malibran, puis à M..., puis à celle qui disait aussi quelle ne voulait pas mourir, et dont le dernier mot fut : "Donnez-moi un bouquet de violettes." Mais ces ressemblances se dissipèrent bientôt comme une ombre sur un miroir, les traits du visage prirent de la fixité et se condensèrent, et je reconnus la morte que javais embrassée dans la ville noire. Sa mise était extrêmement simple, et elle navait dautre ornement quun cercle dor dans ses cheveux, dun brun foncé, et tombant en grappes débène le long de ses joues unies et veloutées. Deux petites taches roses empourpraient le haut de ses pommettes, et ses yeux brillaient comme des globes dargent brunis ; elle avait, du reste, une beauté de camée antique, et la blonde transparence de ses chairs ajoutait encore à la ressemblance. Elle se tenait debout devant moi, et me pria, demande assez bizarre, de lui dire son nom. Je lui répondis sans hésiter quelle se nommait Carlotta, ce qui était vrai ; ensuite elle me raconta quelle avait été chanteuse, et quelle était morte si jeune, quelle ignorait les plaisirs de lexistence, et quavant daller senfoncer pour toujours dans limmobile éternité ; elle voulait jouir de la beauté du monde, senivrer de toutes les voluptés et se plonger dans locéan des joies terrestres ; quelle se sentait une soif inextinguible de vie et damour. Et, en disant tout cela avec une éloquence dexpression et une poésie quil nest pas en mon pouvoir de rendre, elle nouait ses bras en écharpe autour de mon cou, et entrelaçait ses mains fluettes dans les boucles de mes cheveux. Elle parlait en vers dune beauté merveilleuse, où natteindraient pas les plus grands poètes éveillés, et quand le vers ne suffisait plus pour rendre sa pensée, elle lui ajoutait les ailes de la musique, et cétait des roulades, des colliers de notes plus pures que des perles parfaites, des tenues de voix, des sons filés bien au-dessus des limites humaines, tout ce que lâme et lesprit peuvent rêver de plus tendre, de plus adorablement coquet, de plus amoureux, de plus ardent, de plus ineffable. "Vivre six mois, six mois encore", était le refrain de toutes ses cantilènes. Je voyais très clairement ce quelle allait dire, avant que la pensée arrivât de sa tête ou de son cur jusque sur ses lèvres, et jachevais moi-même le vers ou le chant commencés ; javais pour elle la même transparence, et elle lisait en moi couramment. Je ne sais pas où se seraient arrêtées ces extases que ne modérait plus la présence de Karr, lorsque je sentis quelque chose de velu et de rude qui me passait sur la figure ; jouvris les yeux, et je vis mon chat qui frottait sa moustache à la mienne en manière de congratulation matinale, car laube tamisait à travers les rideaux une lumière vacillante. Cest ainsi que finit mon rêve dopium, qui ne me laissa dautre trace quune vague mélancolie, suite ordinaire de ces sortes dhallucinations |