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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
Oeuvres de jeunesse


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Agonies

Vendredi 20 avril 1838

I

Je reprends donc ce travail commencé il y a deux ans. Travail triste et long, symbole de la vie, la tristesse et la longueur.
Pourquoi l'ai-je interrompu si longtemps, pourquoi ai-je tant de dégoût à le faire ? - qu'en sais-je ?


II

Pourquoi donc tout m'ennuie-t-il sur cette terre ? Pourquoi le jour, la nuit, la pluie, le beau temps, tout cela me semble-t-il toujours un crépuscule triste, où un soleil rouge se couche derrière un Océan sans limites ?
O la pensée, autre Océan sans limites, c'est le déluge d'Ovide, une mer sans bornes, où la tempête est la vie de l'existence.

III

Souvent je me suis demandé pourquoi je vivais, ce que j'étais venu faire au monde et je n'ai trouvé là dedans qu'un abîme derrière moi, un abîme devant - à droite, à gauche, en haut, en bas, partout des ténèbres.

IV

La vie de l'homme est comme une malédiction partie de la poitrine d'un géant et qui va se briser de rochers en rochers en mourant à chaque vibration qui retentit dans les airs.

V

On a souvent parlé de la providence et de la bonté céleste. - Je ne vois guère de raisons pour y croire. Le Dieu qui s'amuserait à tenter les hommes pour voir jusqu'où ils peuvent souffrir ne serait-il pas aussi cruellement stupide qu'un enfant qui sachant que le hanneton va mourir lui arrache d'abord les ailes puis les pattes puis la tête ?

VI

La vanité selon moi est le fond de toutes les actions des hommes. Quand j'avais parlé, agi, fait n'importe quel acte de ma vie et que j'analysais mes paroles ou mes actions, je trouvais toujours cette vieille folle nichée dans mon coeur ou dans mon esprit. Bien des hommes sont comme moi, peu ont la même franchise.
Cette dernière réflexion peut être vraie, la vanité me l'a fait écrire, la vanité de ne pas paraître vain me la ferait peut-être ôter. La gloire même après qui je cours n'est qu'un mensonge. Sotte espèce que la nôtre, je suis comme un homme qui trouvant une femme laide en serait amoureux.

VII

Quelle chose grandement niaise et cruellement bouffonne que ce mot qu'on appelle Dieu.

VIII

Pour moi le dernier mot du sublime dans l'art sera la pensée, c'est à dire la manifestation de la pensée aussi rapide et spirituelle que la pensée.
Quel est l'homme qui n'a pas senti son esprit accablé de sensations et d'idées incohérentes, terrifiantes et brûlantes ? L'analyse ne saurait les décrire, mais un livre ainsi fait serait la nature. Car qu'est-ce que la poésie si ce n'est la nature exquise, le coeur et la pensée réunis.
O si j'étais poète comme je ferais des choses qui seraient belles.
Je me sens dans le coeur une force intime que personne ne peut voir. - Serai-je condamné toute ma vie à être comme un muet qui veut parler et écume de rage ?
Il y a peu de positions aussi atroces.

IX

Je m'ennuie - Je voudrais être crevé, être ivre, ou être Dieu pour faire des farces.
Et merde.

20 avril 1838

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