Gustave
Flaubert / 1821 - 1880
.Lenterrement de Flaubert par Emile Zola
.Lenterrement de Flaubert par Emile Zola La mort de Gustave Flaubert a été pour nous tous un coup de foudre. Six semaines auparavant, le dimanche de Pâques, nous avions réalisé un vieux projet, Goncourt, Daudet, Charpentier et moi ; nous étions allés vivre vingt-quatre heures chez lui à Croisset ; et nous lavions quitté, heureux de cette escapade, attendris de son hospitalité paternelle, nous donnant tous rendez-vous à Paris pour les premiers jours de mai, époque à laquelle il devait y venir passer deux mois
Nous lavions laissé si gai, si bien portant, dans la joie du livre quil finissait ! Aucune mort ne pouvait matteindre ni me bouleverser davantage. Jusquau mardi, jour des obsèques, [1] il est resté devant moi ; il me hantait, la nuit surtout ; brusquement, il arrivait au bout de toutes mes pensées, avec lhorreur froide du plus jamais. Cétait une stupeur, coupée de révoltes. Le mardi matin, je suis parti pour Rouen, jai dû aller prendre un train à la station voisine et traverser la campagne, aux premiers rayons du soleil : une matinée radieuse, de longues flèches dor qui trouaient les feuillages pleins dun bavardage doiseaux, des haleines fraîches qui se levaient de la Seine et passaient comme des frissons dans la chaleur. Jai senti des larmes me monter aux yeux, quand je me suis vu tout seul, dans cette campagne souriante, avec le petit bruit de mes pas sur les cailloux du sentier. Je pensais à lui, je me disais que cétait fini, quil ne verrait plus le soleil. A Mantes, jai pris lexpress. Daudet se trouvait dans le train, avec quelques écrivains et journalistes qui sétaient dérangés : rares fidèles dont le petit nombre nous a serré le coeur, reporters faisant leur métier avec une âpreté qui nous a blessés parfois. Goncourt et Charpentier, partis la veille, étaient déjà à Rouen. Des voitures nous attendaient à la gare, et nous avons recommencé, Daudet et moi, ce voyage que, six semaines auparavant, nous avions fait si gaiement. Mais nous ne devions pas aller jusquà Croisset. A peine quittions-nous la route de Canteleu, que notre cocher sarrête et se range contre une haie ; cest le convoi qui arrive à notre rencontre, encore masqué par un bouquet darbres, au tournant du chemin. Nous descendons, nous nous découvrons. Dans ma douleur, le coup terrible ma été porté là. Notre bon et grand Flaubert semblait venir à nous, couché dans son cercueil. Je le voyais encore, à Croisset, sortant de sa maison et nous embrassant sur les deux joues, avec de gros baisers sonores. Et, maintenant, cétait une autre rencontre, la dernière. Il savançait de nouveau, comme pour une bienvenue. Quand jai vu le corbillard avec ses tentures, ses chevaux marchant au pas, son balancement doux et funèbre, déboucher de derrière les arbres sur la route nue et venir droit à moi, jai éprouvé un grand froid et je me suis mis à trembler. A droite, à gauche, des prés sétendent ; des haies coupent les herbages, des peupliers barrent le ciel ; cest un coin touffu de la grasse Normandie, qui verdoie dans une nappe de soleil. Et le corbillard avançait toujours, au milieu des verdures, sous le vaste ciel. Dans une prairie, au bord du chemin, une vache étonnée tendait son mufle par dessus une haie ; lorsque le corps a passé, elle sest mise à beugler, et ces beuglements doux et prolongés, dans le silence, dans le piétinement des chevaux et du cortège, semblaient comme la voix lointaine, comme le sanglot de cette campagne que le grand mort avait aimée. Jentendrai toujours cette plainte de bête. Cependant, Daudet et moi, nous nous étions rangés au bord du chemin, sans une parole, et très pâles. Nous navions pas besoin de parler, notre pensée fut la même, quand les roues du corbillard nous frôlèrent : cétait le « vieux » qui passait ; et nous mettions dans ce mot toute notre tendresse pour lui, tout ce que nous devions à lami et au maître. Les dix dernières années de notre vie littéraire se levaient devant nous. Pourtant le corbillard allait toujours, avec son balancement, le long des prairies et des haies ; et, derrière, nous serrâmes la main de Goncourt et de Charpentier, échangeant des mots insignifiants, nous regardant de lair surpris et las des grandes catastrophes. Je jetai un coup doeil sur le cortège ; nous étions au plus deux cents. Dés lors, je marchai perdu dans un piétinement de troupeau. Cependant le convoi, arrivé la route de Canteleu, avait tourné et montait le coteau. Croisset est simplement un groupe de maisons, bâties au bord de la Seine, et qui dépendent de la paroisse de Canteleu, dont la vieille église est plantée tout en haut, dans les arbres. La route est superbe, une large voix qui serpente au flanc des prairies et des champs de blé ; et à mesure quon sélève, la plaine se creuse, limmense horizon sélargit, à perte de vue, avec la coulée énorme et la Seine, au milieu des villages et des bois. A gauche, Rouen étale la mer grise de ses toitures, tandis que des fumées bleuâtres, à droite, fondent les lointains dans le ciel. Le long de cette côte si rude, le cortège sétait un peu débandé. A chaque tournant de la route, le corbillard disparaissait dans les feuillages ; puis, on le revoyait plus loin, au bord dune pièce davoine, doù ses draperies flottantes faisaient envoler une bande de moineaux. Des nuages traversaient le ciel, si pur le matin. Par moments, passaient des coups de vent qui balayaient de grandes poussières blanches, volant dans le soleil. Nous étions déjà tout blancs, et la montée ne finissait pas, toujours lhorizon sélargissait. Ce convoi, à travers cette campagne, en face de cette vallée, prenait une grandeur. A la queue, une trentaine de voitures, presque toutes vides, montaient péniblement. Ce fut là que Maupassant me donna quelques détails sur les derniers moments de Flaubert. Il était accouru le soir même de la mort, il lavait encore trouvé sur le divan de son cabinet, où lapoplexie lavait foudroyé. Flaubert vivait en garçon, servi simplement par une domestique. La veille, dans un besoin dexpansion, il avait dit à cette femme quil était bien content : son livre, Bouvard et Pécuchet, était terminé, et il devait partir le dimanche pour Paris. Le samedi matin, il prit un bain, puis remonta dans son cabinet où il ne tarda pas à éprouver un malaise. Comme il était sujet à des crises nerveuses, après lesquelles il tombait en syncope et restait écrasé de lourds sommeils, il crut à un accès, et ne seffraya nullement. Seulement, il appela la domestique pour quelle courût chez le docteur Fortin, qui habitait le voisinage. Puis il se ravisa, il la retint près de lui, en lui ordonnant de parler ; dans ses crises, il avait le besoin dentendre quelquun vivre à son côté. Il nétait toujours pas inquiet, il causait, disant quil aurait été beaucoup plus ennuyé, si laccès lavait pris le lendemain, en chemin de fer ; il se plaignait de voir tout en jaune autour de lui, il sétonnait davoir encore la force de déboucher un flacon déther, quil était allé prendre dans sa chambre. Puis, revenu dans son cabinet, il poussa un soupir et déclara quil se sentait mieux. Pourtant, les jambes comme cassées, il sétait assis sur le divan turc qui occupait un coin de la pièce. Et, tout dun coup, sans une parole, il se renversa en arrière : il était mort. Certainement, il ne sest pas vu mourir. Pendant plusieurs heures, on a cru à un état léthargique. Mais le sang sétait porté au cou, lapoplexie était là, en un collier noir, comme si elle lavait étranglé. Belle mort, coup de massue enviable, et qui ma fait souhaiter pour moi et pour tous ceux que jaime cet anéantissement dinsecte écrasé sous un doigt géant. Nous arrivons à léglise, une tour romane, dans laquelle une cloche sonnait le glas. Sous le porche, barrant la grande porte, quatre paysans se pendaient à la corde, emportés par le branle. On avait descendu le cercueil, et il était si grand, que les porteurs marchaient les reins cassés. Toujours je me souviendrai des funérailles de notre bon et grand Flaubert, dans cette église de village. Jétais dans le choeur, en face des chantres. Il y en avait cinq, rangés en file devant un lutrin détraqué, montés sur des tabourets, qui les haussaient du sol comme des poupées japonaises enfilées dans des bâtons ; cinq rustres habillés de surplis sales et dont on apercevait les gros souliers ; cinq têtes de canne, couleur brique, taillées à coups de serpe, la bouche de travers hurlant du latin. Et cela ne finissait plus ; ils se trompaient, manquaient leurs répliques comme de mauvais acteurs qui ne savaient pas leur rôle. Un jeune, certainement le fils du vieux, son voisin, avait une voix aiguë, déchirante, pareille au cri dun animal quon égorge. Peu à peu une colère montait en moi, jétais furieux et navré de cette égalité dans la mort, de ce grand homme que ces gens enterraient avec leur routine, sans une émotion, crachant sur son cercueil les mêmes notes fausses et les mêmes phrases vides quils auraient crachées sur le cercueil dun imbécile. Toute cette église froide où nous grelottions en venant du grand soleil, gardait une nudité, une indifférence qui me blessaient. Eh quoi ! est-ce donc vrai que, devant Dieu, nous soyons tous de la même argile et que notre néant commence sous ce latin que lEglise vend à tout le monde ? A Paris, derrière le luxe des tentures, dans la majesté des orgues, cette banalité marchande, cette insouciance née de lhabitude se dissimulent encore. Mais ici on entendait la pelletée de terre tomber à chaque verset. Pauvre et illustre Flaubert, qui toute sa vie avait rugi contre la bêtise, lignorance, les idées toutes faites, les dogmes, les mascarades des religions, et que lon jetait, enfermé dans quatre planches, au milieu du stupéfiant carnaval de ces chantres braillant du latin quils ne comprenaient même pas ! La sortie de léglise a été pour nous tous un véritable soulagement. Et le cortège a redescendu la côte de Canteleu. Il nous fallait gagner Rouen, traverser la ville et remonter au cimetière Monumental, en tout sept kilomètres environ. Le corbillard avait repris sa marche lente, le cortège sespaçait davantage sur la route, les voitures suivaient. Mais, en entrant dans la ville, le convoi sest resserré, des amis de Flaubert se succédaient et tenaient tour à tour les cordons du poêle. Nous pouvions être alors
trois cents au plus. Je ne veux nommer personne, mais beaucoup manquaient
que tous comptaient trouver là. Des contemporains de Flaubert,
Edmond de Goncourt se trouvait seul au triste rendez-vous. Il ny
avait ensuite que des cadets, les amis des dernières années.
Encore sexplique-t-on que beaucoup aient hésité
à venir de Paris ; trente et quelques lieues peuvent effrayer
des santés chancelantes et danciennes affections. Mais
ce qui est inexplicable, ce qui est impardonnable, cest que Rouen,
Rouen tout entier nait pas suivi le corps dun de ses enfants
les plus illustres. On nous a répondu que les Rouennais, tous
commerçants, se moquaient de la littérature. Des boulevards à montée rapide, des rues escarpées conduisent au cimetière Monumental, qui domine la ville. Le corbillard avançait plus lentement, avec son roulis qui saccentuait encore. Débandés, soufflant de fatigue, couverts de poussière et la gorge sèche, nous arrivions au bout de ce voyage de deuil. En bas, dès la porte, de grosses touffes de lilas embaument le cimetière ; puis des allées serpentent et se perdent dans des feuillages, tandis que les tombes étagées blanchissent au soleil. Mais, en haut, un spectacle nous avait arrêtés : la ville, à nos pieds, sétendait sous un grand nuage cuivré, dont les bords, frangés de soleil, laissaient tomber une pluie détincelles rouges ; et cétait, sous cet éclairage de drame, lapparition brusque dune cité du Moyen Age, avec ses flèches et ses pignons, son gothique flamboyant, ses ruelles étranglées coupant de minces fosses noires le pêle-mêle dentelé des toitures. Une même pensée nous était venue à tous : comment Flaubert, enfiévré du romantisme de 1830, na-t-il mis nulle part cette ville qui nous apparaissait comme à lhorizon dune ballade de Victor Hugo ? Il existe bien une description du panorama de Rouen, dans Madame Bovary ; mais cette description est dune sobriété remarquable, et la vieille cité gothique ne sy montre aucunement. Nous touchons là à une des contradictions du tempérament littéraire de Flaubert, que je tâcherai dexpliquer. La tombe de Louis Bouilhet se
trouve à côté du tombeau de la famille de Gustave
Flaubert, et le corps du romancier a du passer devant le poète,
son ami denfance, qui dort là depuis dix ans. On avait
apporté le cercueil, à travers une pelouse ; des curieux,
presque tous des gens du peuple, sétaient précipités,
envahissant les étroits sentiers, autour du tombeau ; si bien
que le cortège na pu approcher que difficilement. Dailleurs,
pour se conformer aux idées souvent exprimées par Flaubert,
il ny a pas eu de discours. Un vieil ami, M. Charles Lapierre,
directeur du Nouvelliste de Rouen, a seulement dit quelques mots. Et,
alors, sest passé un fait qui nous a tous bouleversés.
Quand on a descendu le cercueil dans le caveau, ce cercueil trop grand,
un cercueil de géant, na jamais pu entrer. Pendant plusieurs
minutes, les fossoyeurs, commandés par un homme maigre, à
large chapeau noir, une figure sortie de Han dIslande, ont travaillé
avec de lourds efforts ; mais le cercueil, la tête en bas, ne
voulait ni remonter ni descendre davantage, et lon entendait les
cordes crier et le bois se plaindre. Emile Zola « Etudes Critiques
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