Charles Baudelaire
1821 / 1867
Les fleurs du mal (suite)
Pièces condamnées
I - Les bijoux
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores, Don't Le riche attirail lui donnait l'air vainqueur Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves Des Mores. Quand IL jette en dansant son bruit vif et moqueur, Ce monde rayonnant de métal et de Pierre Me ravit en extase, et j'aime à la fureur Les choses où Le son se mêle à la lumière. Elle était donc couchée et se laissait aimer, Et du haut du divan elle souriait d'aise A Mon amour profond et doux comme la mer, Qui vers elle montait comme vers as falaise. Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté, D'un air vague et rêveur elle essayait Des poses, Et la candeur unie à la lubricité Donnait un charme neuf à ses métamorphoses; Et son bras et as jambe, et as cuisse et ses reins, Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne, Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins; Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne, S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal, Pour troubler Le repos où Mon âme était mise, Et pour la déranger du rocher de cristal Où, calme et solitaire, elle s'était assise. Je croyais voir unis par un nouveau dessin Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe, Tant as taille faisait ressortir son bassin. Sur ce teint fauve et brun, Le fard était superbe! - Et la lampe s'étant résignée à mourir, Comme Le foyer seul illuminait la chambre, Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir, Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!
Tigre adoré, monstre aux airs indolents; Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l'épaisseur de at crinière lourde; Dans tes jupons remplis de ton parfum Ensevelir ma tête endolorie, Et respirer, comme une fleur flétrie, Le doux relent de Mon amour défunt. Je veux dormir! Dormir plutôt que vivre! Dans un sommeil aussi doux que la mort, J'étalerai mes baisers sans remord Sur ton beau corps poli comme Le cuivre. Pour engloutir mes sanglots apaisés Rien NE me vaut l'abîme de at couche; L'oubli puissant habite sur at bouche, Et Le Léthé coule dans tes baisers. A Mon destin, désormais Mon délice, J'obéirai comme un prédestiné; Martyr docile, innocent condamné, Don't la ferveur attise Le supplice, Je sucerai, pour noyer ma rancoeur, Le népenthès et la bonne ciguë Aux bouts charmants de cette gorge aiguë Qui n'a jamais emprisonné de coeur.
Sont beaux comme un beau paysage; Le rire joue en ton visage Comme un vent frais dans un ciel clair. Le passant chagrin que TU frôles Est ébloui par la santé Qui jaillit comme une clarté De tes bras et de tes épaules. Les retentissantes couleurs Don't TU parsèmes tes toilettes Jettent dans l'esprit Des poètes L'image d'un ballet de fleurs. Ces robes folles sont l'emblème De ton esprit bariolé; Folle don't je suis affolé, Je te hais autant que je t'aime! Quelquefois dans un beau jardin Où je traînais Mon atonie, J'ai senti, comme une ironie Le soleil déchirer Mon sein, Et Le printemps et la verdure Ont tant humilié Mon coeur, Que j'ai puni sur une fleur L'insolence de la Nature. Ainsi je voudrais, une nuit, Quand l'heure Des voluptés sonne, Vers les trésors de at personne, Comme un lâche, ramper sans bruit, Pour châtier at chair joyeuse, Pour meurtrir ton sein pardonné, Et faire à ton flanc étonné Une blessure large et creuse, Et, vertigineuse douceur! A travers ces lèvres nouvelles, Plus éclatantes et plus belles, T'infuser Mon venin, ma soeur!
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux, Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, Font l'ornement Des nuits et Des jours glorieux, Mère Des jeux latins et Des voluptés grecques, Lesbos, où les baisers sont comme les cascades Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds Et courent, sanglotant et gloussant par saccades, Orageux et secrets, fourmillants et profonds; Lesbos, où les baisers sont comme les cascades! Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, Où jamais un soupir NE resta sans écho, A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent, Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho! Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, Lesbos, Terre Des nuits chaudes et langoureuses, Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté! Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses, Caressent les fruits mûrs de leur nubilité; Lesbos, terre des nuits chauds et langoureuses, Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère; Tu tires ton pardon de l'excès des baisers, Reine du doux empire, aimable et noble terre, Et des raffinements toujours inépuisés. Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère. Tu tires ton pardon de l'éternel martyre, Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux, Qu'attire loin de nous le radieux sourire Entrevu vaguement au bord des autres cieux! Tu tires ton pardon de l'éternel martyre! Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge Et condamner ton front pâli dans les travaux, Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux? Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge? Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Vierges au coeur sublime, honneur de l'Archipel, Votre religion comme une autre est auguste, Et l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel! Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs, Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs; Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre. Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, Comme une sentinelle à l'oeil perçant et sûr, Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur; Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, Et parmi les sanglots dont le roc retentit Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne, Le cadavre adoré de Sapho, qui partit Pour savoir si la mer est indulgente et bonne! De la mâle Sapho, l'amante et le poète, Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs! - L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachète Le cercle ténébreux tracé par les douleurs De la mâle Sapho, l'amante et le poète! - Plus belle que Vénus se dressant sur le monde Et versant les trésors de sa sérénité Et le rayonnement de sa jeunesse blonde Sur le vieil Océan de sa fille enchanté; Plus belle que Vénus se dressant sur le monde! - De Sapho qui mourut le jour de son blasphème, Quand, insultant le rite et le culte inventé, Elle fit son beau corps la pâture suprême D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété De celle qui mourut le jour de son blasphème. Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente Que poussent vers les cieux ses rivages déserts. Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!
Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur Hippolyte rêvait aux caresses puissantes Qui levaient le rideau de sa jeune candeur. Elle cherchait, d'un oeil troublé par la tempête, De sa naïveté le ciel déjà lointain, Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête Vers les horizons bleus dépassés le matin. De ses yeux amortis les paresseuses larmes, L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, Tout servait, tout parait sa fragile beauté. Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie, Delphine la couvait avec des yeux ardents, Comme un animal fort qui surveille une proie, Après l'avoir d'abord marquée avec les dents. Beauté forte à genoux devant la beauté frêle, Superbe, elle humait voluptueusement Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle, Comme pour recueillir un doux remerciement. Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime Le cantique muet que chante le plaisir, Et cette gratitude infinie et sublime Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir. - "Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses? Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir L'holocauste sacré de tes premières roses Aux souffles violents qui pourraient les flétrir? Mes baisers sont légers comme ces éphémères Qui caressent le soir les grands lacs transparents, Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières Comme des chariots ou des socs déchirants; Ils passeront sur toi comme un lourd attelage De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié... Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage, Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié, Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles! Pour un de ces regards charmants, baume divin, Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles, Et je t'endormirai dans un rêve sans fin!" Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête: - "Je ne suis point ingrate et ne me repens pas, Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète, Comme après un nocturne et terrible repas. Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes Et de noirs bataillons de fantômes épars, Qui veulent me conduire en des routes mouvantes Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. Avons-nous donc commis une action étrange? Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi: Je frissonne de peur quand tu me dis: "Mon ange!" Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée! Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection, Quand même tu serais un embûche dressée Et le commencement de ma perdition!" Delphine secouant sa crinière tragique, Et comme trépignant sur le trépied de fer, L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique: - "Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer? Maudit soit à jamais le rêveur inutile Qui voulut le premier, dans sa stupidité, S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté! Celui qui veut unir dans un accord mystique L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour, Ne chauffera jamais son corps paralytique A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour! Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide; Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers; Et, pleine de remords et d'horreur, et livide, Tu me rapporteras tes seins stigmatisés... On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître!" Mais l'enfant, épanchant une immense douleur, Cria soudain: - "Je sens s'élargir dans mon être Un abîme béant; cet abîme est mon coeur! Brûlant comme un volcan, profond comme le vide! Rien ne rassasiera ce monstre gémissant Et ne rafraîchira la soif de l'Euménide Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang. Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, Et que la lassitude amène le repos! Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde, Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux!" - Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de l'enfer éternel! Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes, Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel, Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage. Ombres folles, courez au but de vos désirs; Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes; Par les fentes des murs des miasmes fiévreux Filtrent en s'enflammant ainsi que des lanternes Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. L'âpre stérilité de votre jouissance Altère votre soif et roidit votre peau, Et le vent furibond de la concupiscence Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau. Lion des peuples vivants, errantes, condamnées, A travers les déserts courez comme les loups; Faites votre destin, âmes désordonnées, Et fuyez l'infini que vous portez en vous!
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc, Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc: - "Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants, Et fais rire les vieux du rire des enfants. Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, La lune, le soleil, le ciel et les étoiles! Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés, Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, Timide et libertine, et fragile et robuste, Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi, Les anges impuissants se damneraient pour moi!" Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus! Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante, Et quand je les rouvris à la clarté vivante, A mes côtés, au lieu du mannequin puissant Qui semblait avoir fait provision de sang, Tremblaient confusément des débris de squelette, Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
Sobre et naïf homme de bien, Jette ce livre saturnien, Orgiaque et mélancolique. Si tu n'as fait ta rhétorique Chez Satan, le rusé doyen, Jette! tu n'y comprendrais rien; Ou tu me croirais hystérique. Mais si, sans se laisser charmer, Ton oeil sait plonger dans les gouffres, Lis-moi, pour apprendre à m'aimer; Ame curieuse qui souffres Et vas cherchant ton paradis, Plains-moi!... sinon, je te maudis!
Ironiquement nous engage A nous rappeler quel usage Nous fîmes du jour qui s'enfuit: - Aujourd'hui, date fatidique, Vendredi, treize, nous avons, Malgré tout ce que nous savons, Mené le train d'un hérétique; Nous avons blasphémé Jésus, Des Dieux le plus incontestable! Comme un parasite à la table De quelque monstrueux Crésus, Nous avons, pour plaire à la brute, Digne vassale des Démons, Insulté ce que nous aimons, Et flatté ce qui nous rebute; Contristé, servile bourreau, Le faible qu'à tort on méprise; Salué l'énorme Bêtise, La Bêtise au front de taureau; Baisé la stupide Matière Avec grande dévotion, Et de la putréfaction Béni la blafarde lumière. Enfin, nous avons, pour noyer Le vertige dans le délire, Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre, Dont la gloire est de déployer L'ivresse des choses funèbres, Bu sans soif et mangé sans faim!... - Vite soufflons la lampe, afin De nous cacher dans les ténèbres!
Sois belle! et sois triste! Les pleurs Ajoutent un charme au visage, Comme le fleuve au paysage; L'orage rajeunit les fleurs. Je t'aime surtout quand la joie S'enfuit de ton front terrassé; Quand ton coeur dans l'horreur se noie; Quand sur ton présent se déploie Le nuage affreux du passé. Je t'aime quand ton grand oeil verse Une eau chaude comme le sang; Quand, malgré ma main qui te berce, Ton angoisse, trop lourde, perce Comme un râle d'agonisant. J'aspire, volupté divine! Hymne profond, délicieux! Tous les sanglots de ta poitrine, Et crois que ton coeur s'illumine Des perles que versent tes yeux! II
De vieux amours déracinés, Flamboie encor comme une forge, Et que tu couves sous ta gorge Un peu de l'orgueil des damnés; Mais tant, ma chère, que tes rêves N'auront pas reflété l'Enfer, Et qu'en un cauchemar sans trêves, Songeant de poisons et de glaives, Eprise de poudre et de fer, N'ouvrant à chacun qu'avec crainte, Déchiffrant le malheur partout, Te convulsant quand l'heure tinte, Tu n'auras pas senti l'étreinte De l'irrésistible Dégoût, Tu ne pourras, esclave reine Qui ne m'aimes qu'avec effroi, Dans l'horreur de la nuit malsaine, Me dire, l'âme de cris pleine: "Je suis ton égale, ô mon Roi!"
Est large à faire envie à la plus belle blanche; A l'artiste pensif ton corps est doux et cher; Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair. Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître, Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître, De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs, De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs, Et, dès que le matin fait chanter les platanes, D'acheter au bazar ananas et bananes. Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus; Et quand descend le soir au manteau d'écarlate, Tu poses doucement ton corps sur une natte, Où tes rêves flottants sont pleins de colibris, Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris. Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France, Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, Et, confiant ta vie aux bras forts des marins, Faire de grands adieux à tes chers tamarins? Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles, Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs, Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs, Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges Et vendre le parfum de tes charmes étranges, L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards, Des cocotiers absents les fantômes épars!
A dans le coeur un Serpent jaune, Installé comme sur un trône, Qui, s'il dit: "Je veux!" répond: "Non!" Plonge tes yeux dans les yeux fixes Des Satyresses ou des Nixes, La Dent dit: "Pense à ton devoir!" Fais des enfants, plante des arbres, Polis des vers, sculpte des marbres, La Dent dit: "Vivras-tu ce soir?" Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère, L'homme ne vit pas un moment Sans subir l'avertissement De l'insupportable Vipère.
Qui remplit mon coeur de clarté, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en l'immortalité! Elle se répand dans ma vie Comme un air imprégné de sel, Et dans mon âme inassouvie Verse le goût de l'éternel. Sachet toujours frais qui parfume L'atmosphère d'un cher réduit, Encensoir oublié qui fume En secret à travers la nuit, Comment, amour incorruptible, T'exprimer avec vérité? Grain de musc qui gis, invisible, Au fond de mon éternité! A la très bonne, à la très belle Qui fait ma joie et ma santé, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en l'immortalité!
Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme, Disait: "La Terre est un gâteau plein de douceur; Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!) Te faire un appétit d'une égale grosseur." Et l'autre: "Viens! oh! viens voyager dans les rêves, Au delà du possible, au delà du connu!" Et celle-là chantait comme le vent des grèves, Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu, Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie. Je te répondis: "Oui! douce voix!" C'est d'alors Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie Et ma fatalité. Derrière les décors De l'existence immense, au plus noir de l'abîme, Je vois distinctement des mondes singuliers, Et, de ma clairvoyance extatique victime, Je traîne des serpents qui mordent mes souliers. Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, J'aime si tendrement le désert et la mer; Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, Et trouve un goût suave au vin le plus amer; Que je prends très souvent les faits pour des mensonges, Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. Mais la Voix me console et dit: "Garde tes songes: Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!"
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux, Et dit, le secouant: "Tu connaîtras la règle! (Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux! Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace, Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété, Pour que tu puisse faire, à Jésus, quand il passe, Un tapis triomphal avec ta charité. Tel est l'Amour! Avant que ton coeur ne se blase, A la gloire de Dieu rallume ton extase; C'est la Volupté vraie aux durables appas!" Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime, De ses poings de géant torture l'anathème; Mais le damné répond toujours: "Je ne veux pas!"
Reste longtemps, sans les rouvrir, Dans cette pose nonchalante Où t'a surprise le plaisir. Dans la cour le jet d'eau qui jase Et ne se tait ni nuit ni jour, Entretient doucement l'extase Où ce soir m'a plongé l'amour. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phoebé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. Ainsi ton âme qu'incendie L'éclair brûlant des voluptés S'élance, rapide et hardie, Vers les vastes cieux enchantés. Puis, elle s'épanche, mourante, En un flot de triste langueur, Qui par une invisible pente Descend jusqu'au fond de mon coeur. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phoebé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. O toi, que la nuit rend si belle, Qu'il m'est doux, penché vers tes seins, D'écouter la plainte éternelle Qui sanglote dans les bassins! Lune, eau sonore, nuit bénie, Arbres qui frissonnez autour, Votre pure mélancolie Est le miroir de mon amour. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phoebé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs.
Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s'enfuit Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit! Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres! Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés, Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques Où, derrière l'amas des ombres léthargiques, Scintillent vaguement des trésors ignorés! Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi! Leurs feux sont ces pensers d'Amour, mêlés de Foi, Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes.
Deux champs au tuf profond et riche, Qu'il faut qu'il remue et défriche Avec le fer de la raison; Pour obtenir la moindre rose, Pour extorquer quelques épis, Des pleurs salés de son front gris Sans cesse il faut qu'il les arrose. L'un est l'Art, et l'autre l'Amour. - Pour rendre le juge propice, Lorsque de la stricte justice Paraîtra le terrible jour, Il faudra lui montrer des granges Pleines de moissons, et des fleurs Dont les formes et les couleurs Gagnent le suffrage des Anges.
Où cette fille très parée, Tranquille et toujours préparée, D'une main éventant ses seins, Et son coude dans les coussins, Ecoute pleurer les bassins; C'est la chambre de Dorothée. - La brise et l'eau chantent au loin Leur chanson de sanglots heurtée Pour bercer cette enfant gâtée. Du haut en bas, avec grand soin, Sa peau délicate est frottée D'huile odorante et de benjoin. Des fleurs se pâment dans un coin.
Tu réclamais le Soir; il descend; le voici: Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci. Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici, Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant; Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
- Hélas! tout est abîme, - action, désir, rêve, Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève Maintes fois de la Peur je sens passer le vent. En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l'espace affreux et captivant... Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve. J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou, Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où; Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres, Et mon esprit, toujours du vertige hanté, Jalouse du néant l'insensibilité. Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!
Sont heureux, dispos et repus; Quant à moi, mes bras sont rompus Pour avoir étreint des nuées. C'est grâce aux astres nonpareils, Qui tout au fond du ciel flamboient, Que mes yeux consumés ne voient Que des souvenirs de soleils. En vain j'ai voulu de l'espace Trouver la fin et le milieu; Sous je ne sais quel oeil de feu Je sens mon aile qui se casse; Et brûlé par l'amour du beau, Je n'aurai pas l'honneur sublime De donner mon nom à l'abîme Qui me servira de tombeau.
Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc, Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère, Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant, Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, Partout l'homme subit la terreur du mystère, Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant. En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe, Plafond illuminé par un opéra bouffe Où chaque histrion foule un sol ensanglanté; Terreur du libertin, espoir du fol ermite: Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.
Comme une explosion nous lançant son bonjour! - Bienheureux celui-là qui peut avec amour Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve! Je me souviens! J'ai vu tout, fleur, source, sillon, Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite... - Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au moins un oblique rayon! Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire; L'irrésistible Nuit établit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons; Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif, Mesure d'un regard que la terreur enflamme L'escalier de vertige où s'abîme son âme. Les rires enivrants dont s'emplit la prison Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison; Le Doute l'environne, et la Peur ridicule, Hideuse et multiforme, autour de lui circule. Ce génie enfermé dans un taudis malsain, Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim Tourbillonne, ameuté derrière son oreille, Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille, Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs, Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches: "Nous avons au grenier un nombre suffisant, Ce me semble, de vieilles planches?" Célimène roucoule et dit: "Mon coeur est bon, Et naturellement, Dieu m'a faite très belle." - Son coeur! coeur racorni, fumé comme un jambon, Recuit à la flamme éternelle! Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau, Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres: "Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau, Ce redresseur que tu célèbres?" Mieux que tous, je connais certain voluptueux Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure, Répétant, l'impuissant et le fat: "Oui, je veux Etre vertueux, dans une heure!" L'Horloge à son tour, dit à voix basse: "Il est mûr, Le damné! J'avertis en vain la chair infecte. L'homme est aveugle, sourd, fragile comme un mur Qu'habite et que ronge un insecte!" Et puis, quelqu'un paraît que tous avaient nié, Et qui leur dit, railleur et fier: "Dans mon ciboire, Vous avez, que je crois, assez communié A la joyeuse Messe noire? Chacun de vous m'a fait un temple dans son coeur; Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde! Reconnaissez Satan à son rire vainqueur, Enorme et laid comme le monde! Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris, Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche, Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix, D'aller au Ciel et d'être riche? Il faut que le gibier paye le vieux chasseur Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie. Je vais vous emporter à travers l'épaisseur, Compagnons de ma triste joie A travers l'épaisseur de la terre et du roc, A travers les amas confus de votre cendre, Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc Et qui n'est pas de pierre tendre; Car il est fait avec l'universel Péché, Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!" - Cependant, tout en haut de l'univers juché, Un ange sonne la victoire De ceux dont le coeur dit: "Que béni soit ton fouet, Seigneur! que la Douleur, ô Père, soit bénie! Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet, Et ta prudence est infinie." Le son de la trompette est si délicieux, Dans ces soirs solennels de célestes vendanges, Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux Dont elle chante les louanges.
D'où semblent couler des ténèbres, Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensers Qui ne sont pas du tout funèbres. Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux, Avec ta crinière élastique, Tes yeux, languissamment, me disent: "Si tu veux, Amant de la muse plastique, Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité, Et tous les goûts que tu professes, Tu pourras constater notre véracité Depuis le nombril jusqu'aux fesses; Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds, Deux larges médailles de bronze, Et sous un ventre uni, doux comme du velours, Bistré comme la peau d'un bonze, Une riche toison qui, vraiment, est la soeur De cette énorme chevelure, Souple et frisée, et qui t'égale en épaisseur, Nuit sans étoiles, Nuit obscure!"
Ce que Veuillot nomme un tendron. Le jeu, l'amour, la bonne chère, Bouillonnent en toi, vieux chaudron! Tu n'es plus fraîche, ma très chère, Ma vieille infante! Et cependant Tes caravanes insensées T'ont donné ce lustre abondant Des choses qui sont très usées, Mais qui séduisent cependant. Je ne trouve pas monotone La verdeur de tes quarante ans; Je préfère tes fruits, Automne, Aux fleurs banales du Printemps! Non, tu n'es jamais monotone! Ta carcasse a des agréments Et des grâces particulières; Je trouve d'étranges piments Dans le creux de tes deux salières Ta carcasse a des agréments! Nargue des amants ridicules Du melon et du giraumont! Je préfère tes clavicules A celles du roi Salomon, Et je plains ces gens ridicules! Tes cheveux, comme un casque bleu, Ombragent ton front de guerrière, Qui ne pense et rougit que peu, Et puis se sauvent par derrière, Comme les crins d'un casque bleu. Tes yeux qui semblent de la boue, Où scintille quelque fanal, Ravivés au fard de ta joue, Lancent un éclair infernal! Tes yeux sont noirs comme la boue! Par sa luxure et son dédain Ta lèvre amère nous provoque; Cette lèvre, c'est un Eden Qui nous attire et qui nous choque. Quelle luxure! et quel dédain! Ta jambe musculeuse et sèche Sait gravir au haut des volcans, Et malgré la neige et la dèche Danser les plus fougueux cancans. Ta jambe est musculeuse et sèche; Ta peau brûlante et sans douceur, Comme celle des vieux gendarmes, Ne connaît pas plus la sueur Que ton oeil ne connaît les larmes, (Et pourtant elle a sa douceur!) II
Volontiers j'irais avec toi, Si cette vitesse effroyable Ne me causait pas quelque émoi. Va-t'en donc, toute seule, au Diable! Mon rein, mon poumon, mon jarret Ne me laissent plus rendre hommage A ce Seigneur, comme il faudrait. "Hélas! c'est vraiment bien dommage!" Disent mon rein et mon jarret. Oh! très sincèrement je souffre De ne pas aller aux sabbats, Pour voir, quand il pète du soufre, Comment tu lui baises son cas! Oh! très sincèrement je souffre! Je suis diablement affligé De ne pas être ta torchère, Et de te demander congé, Flambeau d'enfer! Juge, ma chère, Combien je dois être affligé, Puisque depuis longtemps je t'aime, Etant très logique! En effet, Voulant du Mal chercher la crème Et n'aimer qu'un monstre parfait, Vraiment oui! vieux monstre, je t'aime!
Et dont l'art, subtil entre tous, Nous enseigne à rire de nous, Celui-là, lecteur, est un sage. C'est un satirique, un moqueur; Mais l'énergie avec laquelle Il peint le Mal et sa séquelle, Prouve la beauté de son coeur. Son rire n'est pas la grimace De Melmoth ou de Méphisto Sous la torche de l'Alecto Qui les brûle, mais qui nous glace, Leur rire, hélas! de la gaieté N'est que la douloureuse charge. Le sien rayonne, franc et large, Comme un signe de sa bonté!
Je comprends bien, amis, que le désir balance; Mais on voit scintiller en Lola de Valence Le charme inattendu d'un bijou rose et noir
Le Welche dit: "Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit; Je ne connais, en fait de nymphes bocagères, Que celle de Montagne-aux-Herbes-potagères." Du bout de son pied fin et de son oeil qui rit, Amina verse à flots le délire et l'esprit; Le Welche dit: "Fuyez, délices mensongères! Mon épouse n'a pas ces allures légères." Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant, Qui voulez enseigner la valse à l'éléphant, Au hibou la gaieté, le rire à la cigogne, Que sur la grâce en feu le Welche dit: "Haro!" Et que, le doux Bacchus lui versant du bourgogne, Le monstre répondrait: "J'aime mieux le faro!"
Mais qu'il craignait le choléra; - Que de son or il était chiche, Mais qu'il goûtait fort l'Opéra; - Qu'il raffolait de la nature, Ayant connu monsieur Corot; - Qu'il n'avait pas encor voiture, Mais que cela viendrait bientôt; - Qu'il aimait le marbre et la brique, Les bois noirs et les bois dorés; - Qu'il possédait dans sa fabrique Trois contremaîtres décorés; - Qu'il avait, sans compter le reste, Vingt mille actions sur le Nord; Qu'il avait trouvé, pour un zeste, Des encadrements d'Oppenord; Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches!) Dans le bric-à-brac jusqu'au cou, Et qu'au Marché des Patriarches Il avait fait plus d'un bon coup; Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme, Ni sa mère; - mais qu'il croyait A l'immortalité de l'âme, Et qu'il avait lu Niboyet! - Qu'il penchait pour l'amour physique, Et qu'à Rome, séjour d'ennui, Une femme, d'ailleurs phtisique, Etait morte d'amour pour lui. Pendant trois heures et demie, Ce bavard, venu de Tournai, M'a dégoisé toute sa vie; J'en ai le cerveau consterné. S'il fallait décrire ma peine, Ce serait à n'en plus finir; Je me disais, domptant ma haine: "Au moins, si je pouvais dormir!" Comme un qui n'est pas à son aise, Et qui n'ose pas s'en aller, Je frottais de mon cul ma chaise, Rêvant de le faire empaler. Ce monstre se nomme Bastogne; Il fuyait devant le fléau. Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne, Ou j'irai me jeter à l'eau, Si dans ce Paris, qu'il redoute, Quand chacun sera retourné, Je trouve encore sur ma route Ce fléau, natif de Tournai. Bruxelles, 1865.
Et des emblèmes détestés, Pour épicer les voluptés, (Fût-ce de simples omelettes!) Vieux Pharaon, ô Monselet! Devant cette enseigne imprévue, J'ai rêvé de vous: A la vue Du Cimetière, Estaminet.
Réchauffe mon coeur engourdi, Volupté, torture des âmes! Diva! supplicem exaudî! Déesse dans l'air répandue, Flamme dans notre souterrain! Exauce une âme morfondue, Qui te consacre un chant d'airain. Volupté, sois toujours ma reine! Prends le masque d'une sirène Faite de chair et de velours, Ou verse-moi tes sommeils lourds Dans le vin informe et mystique, Volupté, fantôme élastique!
Du haut des pays bleus où, radieux sérail, Les astres vont se suivre en pimpant attirail, Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires, Vois-tu les amoureux, sur leurs grabats prospères, De leur bouche en dormant montrer le frais émail? Le poète buter du front sur son travail? Ou sous les gazons secs s'accoupler les vipères? Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin, Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin, Baiser d'Endymion les grâces surannées? - "Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri, Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années, Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri!"
Le Puissant, descendit dans la verte prairie, Dans l'immense prairie aux coteaux montueux; Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière, Dominant tout l'espace et baigné de lumière, Il se tenait debout, vaste et majestueux. Alors il convoqua les peuples innombrables, Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables Avec sa main terrible il rompit un morceau Du rocher, dont il fit une pipe superbe, Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe, Pour s'en faire un tuyau, choisit un long roseau. Pour la bourrer il prit au saule son écorce; Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force, Debout, il alluma, comme un divin fanal, La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière. Or, pour les nations c'était le grand signal. Et lentement montait la divine fumée Dans l'air doux du matin, onduleuse, embaumée. Et d'abord ce ne fut qu'un sillon ténébreux; Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse, Puis blanchit; et montant, et grossissant sans cesse, Elle alla se briser au dur plafond des cieux. Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses, Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses, Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil, Jusqu'à Tuscaloosa, la forêt parfumée, Tous virent le signal et l'immense fumée Montant paisiblement dans le matin vermeil. Les Prophètes disaient: "Voyez-vous cette bande De vapeur, qui, semblable à la main qui commande, Oscille et se détache en noir sur le soleil? C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie, Qui dit aux quatre coins de l'immense prairie: Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil!" Par le chemin des eaux, par la route des plaines, Par les quatre côtés d'où soufflent les haleines Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous, Comprenant le signal du nuage qui bouge, Vinrent docilement à la Carrière Rouge Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous. Les guerriers se tenaient sur la verte prairie, Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie, Bariolés ainsi qu'un feuillage automnal; Et la haine qui fait combattre tous les êtres, La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres Incendiait encor leurs yeux d'un feu fatal. Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire. Or, Gitche Manito, le Maître de la Terre, Les considérait tous avec compassion, Comme un père très bon, ennemi du désordre, Qui voit ses chers petits batailler et se mordre. Tel Gitche Manito pour toute nation. Il étendit sur eux sa puissante main droite Pour subjuguer leur coeur et leur nature étroite, Pour rafraîchir leur fièvre à l'ombre de sa main; Puis il leur dit avec sa voix majestueuse, Comparable à la voix d'une eau tumultueuse Qui tombe, et rend un son monstrueux, surhumain! II
O mes fils! écoutez la divine raison. C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie, Qui vous parle! celui qui dans votre patrie A mis l'ours, le castor, le renne et le bison. Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles; Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin? Le marais fut par moi peuplé de volatiles; Pourquoi n'êtes-vous pas contents, fils indociles? Pourquoi l'homme fait-il la chasse à son voisin? Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres. Vos prières, vos voeux mêmes sont des forfaits! Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires, Et c'est dans l'union qu'est votre force. En frères Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix. Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous. Sa parole fera de la vie une fête; Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite, Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous! Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières. Les roseaux sont nombreux et le roc est épais; Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres, Plus de sang! Désormais vivez comme des frères, Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix!" III
Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants. Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive Un long roseau qu'avec adresse il enjolive. Et l'Esprit souriait à ses pauvres enfants! Chacun s'en retourna, l'âme calme et ravie, Et Gitche Manito, le Maître de la Vie, Remonta par la porte entr'ouverte des cieux. - A travers la vapeur splendide du nuage Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage, Immense, parfumé, sublime, radieux!
Avec un tel poignet, qu'on vous eût pris, à voir Et cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir, Pour un jeune ruffian terrassant sa maîtresse. L'oeil clair et plein du feu de la précocité, Vous avez prélassé votre orgueil d'architecte Dans des constructions dont l'audace correcte Fait voir quelle sera votre maturité. Poète, notre sang nous fuit par chaque pore, Est-ce que par hasard la robe de Centaure, Qui changeait toute veine en funèbre ruisseau, Etait teinte trois fois dans les laves subtiles De ces vindicatifs et monstrueux reptiles Que le petit Hercule étranglait au berceau?
Anges habillés d'or, de pourpre et d'hyacinthe. Le génie et l'amour sont des devoirs faciles. Le goinfre En ruminant je ris des passants faméliques. Je crèverais comme un obus, Si je n'absorbais comme un chancre. J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or. Il portait dans les yeux la force de son coeur. Dans Paris son désert vivant sans feu ni lieu, Aussi fort qu'une bête, aussi libre qu'un Dieu. Son regard n'était pas nonchalant, ni timide, Mais exhalait plutôt quelque chose d'avide, Et, comme sa narine, exprimait les émois Des artistes devant les oeuvres de leurs doigts. Ta jeunesse sera plus féconde en orages Que cette canicule aux yeux pleins de lueurs Qui sur nos fronts pâlis tord ses bras en sueurs, Et soufflant dans la nuit ses haleines fiévreuses, Rend de leurs frêles corps les filles amoureuses, Et les fait au miroir, stérile volupté, Contempler les fruits mûrs de leur virginité. Mais je vois à cet oeil tout chargé de tempêtes Que ton coeur n'est pas fait pour les paisibles fêtes, Et que cette beauté, sombre comme le fer, Est de celles que forge et que polit l'Enfer Pour accomplir un jour d'effroyables luxures Et contrister le coeur des humbles créatures. Affaissant sous son poids un énorme oreiller, Un beau corps était là, doux à voir sommeiller, Et son sommeil orné d'un sourire superbe ............................................... L'ornière de son dos par le désir hanté. L'air était imprégné d'une amoureuse rage; Les insectes volaient à la lampe et nul vent Ne faisait tressaillir le rideau ni l'auvent. C'était une nuit chaude, un vrai bain de jouvence. Grand ange qui portez sur votre fier visage La noirceur de l'Enfer d'où vous êtes monté; Dompteur féroce et doux qui m'avez mis en cage Pour servir de spectacle à votre cruauté, Cauchemar de mes nuits, Sirène sans corsage, Qui me tirez, toujours debout à mon côté, Par ma robe de saint ou ma barbe de sage Pour m'offrir le poison d'un amour effronté Damnation Le banc inextricable et dur, La passe au col étroit, le maëlstrom vorace, Agitent moins de sable et de varech impur Que nos coeurs où pourtant tant de ciel se reflète; Ils sont une jetée à l'air noble et massif, Où le phare reluit, bienfaisante vedette, Mais que mine en dessous le taret corrosif; On peut les comparer encore à cette auberge, Espoir des affamés, où cognent sur le tard, Blessés, brisés, jurant, priant qu'on les héberge, L'écolier, le prélat, la gouge et le soudard. Ils ne reviendront pas dans les chambres infectes; Guerre, science, amour, rien ne veut plus de nous. L'âtre était froid, les lits et le vin pleins d'insectes; Ces visiteurs, il faut les servir à genoux! Spleen.
...j'ai dit: Je t'aime, ô ma très belle, ô ma charmante... Que de fois... Tes débauches sans soif et tes amours sans âme, Ton goût de l'infini Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame, Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes, Tes faubourgs mélancoliques, Tes hôtels garnis, Tes jardins pleins de soupirs et d'intrigues, Tes temples vomissant la prière en musique, Tes désespoirs d'enfant, tes jeux de vieille folle, Tes découragements; Et tes jeux d'artifice, éruptions de joie, Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux. Ton vice vénérable étalé dans la soie, Et ta vertu risible, au regard malheureux, Douce, s'extasiant au luxe qu'il déploie... Tes principes sauvés et tes lois conspuées, Tes monuments hautains où s'accrochent les brumes. Tes dômes de métal qu'enflamme le soleil, Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses, Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant, Tes magiques pavés dressés en forteresses, Tes petits orateurs, aux enflures baroques, Prêchant l'amour, et puis tes égouts pleins de sang, S'engouffrant dans l'Enfer comme des Orénoques, Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe, O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.
Fatigués et flétris comme les autres hommes, De chercher quelquefois à l'Orient lointain Si nous voyons encore les rougeurs du matin, Et, quand nous avançons dans la rude carrière, D'écouter les échos qui chantent en arrière Et les chuchotements de ces jeunes amours Que le Seigneur a mis au début de nos jours? II
Courir tout au travers du feuillage et des branches, Gauche et pleine de grâce, alors qu'elle cachait Sa jambe, si la robe aux buissons s'accrochait. III Incompatibilité
Des fermes, des vallons, par delà les coteaux, Par delà les forêts, les tapis de verdure, Loin des derniers gazons foulés par les troupeaux, On rencontre un lac sombre encaissé dans l'abîme Que forment quelques pics désolés et neigeux; L'eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime, Et n'interrompt jamais son silence orageux. Dans ce morne désert, à l'oreille incertaine Arrivent par moments des bruits faibles et longs, Et des échos plus morts que la cloche lointaine D'une vache qui paît aux penchants des vallons. Sur ces monts où le vent efface tout vestige, Ces glaciers pailletés qu'allume le soleil, Sur ces rochers altiers où guette le vertige, Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil, Sous mes pieds, sur ma tête et partout, le silence, Le silence qui fait qu'on voudrait se sauver, Le silence éternel et la montagne immense, Car l'air est immobile et tout semble rêver. On dirait que le ciel, en cette solitude, Se contemple dans l'onde, et que ces monts, là-bas, Ecoutent, recueillis, dans leur grave attitude, Un mystère divin que l'homme n'entend pas. Et lorsque par hasard une nuée errante Assombrit dans son vol le lac silencieux, On croirait voir la robe ou l'ombre transparente D'un esprit qui voyage et passe dans les cieux. IV
Dehors résonner doucement D'un air monotone et si tendre Qu'il bruit en moi vaguement, Une de ces vielles plaintives, Muses des pauvres Auvergnats, Qui jadis aux heures oisives Nous charmaient si souvent, hélas! Et, son espérance détruite, Le pauvre s'en fut tristement; Et moi je pensai tout de suite A mon ami que j'aime tant, Qui me disait en promenade Que pour lui c'était un plaisir Qu'une semblable sérénade Dans un morne et long loisir. Nous aimions cette humble musique Si douce à nos esprits lassés Quand elle vient, mélancolique, Répondre à de tristes pensers. - Et j'ai laissé les vitres closes, Ingrat, pour qui m'a fait ainsi Rêver de si charmantes choses, Et penser à mon cher Henri! V
Et qui n'a dit à Dieu: "Pardonnez-moi, Seigneur, Si personne ne m'aime et si nul n'a mon coeur? Ils m'ont tous corrompu; personne ne vous aime!" Alors lassé du monde et de ses vains discours, Il faut lever les yeux aux voûtes sans nuages, Et ne plus s'adresser qu'aux muettes images, De ceux qui n'aiment rien consolantes amours. Alors il faut s'entourer de mystère, Se fermer aux regards, et sans morgue et sans fiel, Sans dire à vos voisins: "Je n'aime que le ciel," Dire à Dieu: "Consolez mon âme de la terre!" Tel, fermé par son prêtre, un pieux monument, Quand sur nos sombres toits la nuit est descendue, Quand la foule a laissé le pavé de la rue, Se remplit de silence et de recueillement. VI
Passé dans quelque bourg tout paré, tout vermeil, Quand le ciel et la terre ont un bel air de fête, Un dimanche éclairé par un joyeux soleil; Quand le clocher s'agite et qu'il chante à tue-tête, Et tient dès le matin le village en éveil, Quand tous pour entonner l'office qui s'apprête, S'en vont, jeunes et vieux, en pimpant appareil; Lors, s'élevant au fond de votre âme mondaine, Des sons d'orgue mourant et de cloche lointaine Vous ont-ils pas tiré malgré vous un soupir? Cette dévotion des champs, joyeuse et franche, Ne vous a-t-elle pas, triste et doux souvenir, Rappelé qu'autrefois vous aimiez le dimanche? VII
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre; Invisible aux regards de l'univers moqueur, Sa beauté ne fleurit que dans mon triste coeur. Pour avoir des souliers elle a vendu son âme. Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme, Je tranchais du Tartufe et singeais la hauteur, Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur. Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque. Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque; Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux. Elle louche, et l'effet de ce regard étrange Qu'ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange, Est tel que tous les yeux pour qui l'on s'est damné Ne valent pas pour moi son oeil juif et cerné. Elle n'a que vingt ans; - la gorge déjà basse Pend de chaque côté comme une calebasse, Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps, Ainsi qu'un nouveau-né, je la tette et la mords, Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule, Je la lèche en silence avec plus de ferveur Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur. La pauvre créature, au plaisir essoufflée, A de rauques hoquets la poitrine gonflée, Et je devine au bruit de son souffle brutal Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital. Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle, Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle, Car, ayant trop ouvert son coeur à tous venants, Elle a peur sans lumière et croit aux revenants. Ce qui fait que de suif elle use plus de livres Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres, Et redoute bien moins la faim et ses tourments Que l'apparition de ses défunts amants. Si vous la rencontrez, bizarrement parée, Se faufilant, au coin d'une rue égarée, Et la tête et l'oeil bas comme un pigeon blessé, Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé, Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure Au visage fardé de cette pauvre impure Que déesse Famine a par un soir d'hiver, Contrainte à relever ses jupons en plein air. Cette bohème-là, c'est mon tout, ma richesse, Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse, Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur, Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon coeur. VIII
Descendit jeune encore au royaume des taupes. IX
Sans penser bien ni mal dors ou rêves toujours, Fièrement troussée à l'antique, Toi que depuis dix ans qui pour moi se font lents Ma bouche bien apprise aux baisers succulents Choya d'un amour monastique - Prêtresse de débauche et ma soeur de plaisir Qui toujours dédaignas de porter et nourrir Un homme en tes cavités saintes, Tant tu crains et tu fuis le stygmate alarmant Que la vertu creusa de son soc infamant Au flanc des matrones enceintes. X
Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne, Que, jour à jour, la peau des hommes a fourbis, Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis Et voûtés sous le ciel carré des solitudes, Où l'enfant boit, dix ans, l'âpre lait des études. C'était dans ce vieux temps, mémorable et marquant, Où forcés d'élargir le classique carcan, Les professeurs, encor rebelles à vos rimes, Succombaient sous l'effort de nos folles escrimes Et laissaient l'écolier, triomphant et mutin, Faire à l'aise hurler Triboulet en latin. - Qui de nous en ces temps d'adolescences pâles, N'a connu la torpeur des fatigues claustrales, - L'oeil perdu dans l'azur morne d'un ciel d'été, Ou l'éblouissement de la neige, - guetté, L'oreille avide et droite, - et bu, comme une meute, L'écho lointain d'un livre, ou le cri d'une émeute? C'était surtout l'été, quand les plombs se fondaient, Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient, Lorsque la canicule ou le fumeux automne Irradiait les cieux de son feu monotone, Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons, Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons; Saison de rêverie, où la Muse s'accroche Pendant un jour entier au battant d'une cloche; Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort, Le menton dans la main, au fond du corridor, - L'oeil plus noir et plus bleu que la Religieuse Dont chacun sait l'histoire obscène et douloureuse, - Traîne un pied alourdi de précoces ennuis, Et son front moite encore des langueurs de ses nuits. - Et puis venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses, Qui rendent de leurs corps les filles amoureuses, Et les font, aux miroirs, - stérile volupté, - Contempler les fruits mûrs de leur nubilité, - Les soirs italiens, de molle insouciance, - Qui des plaisirs menteurs révèlent la science, - Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs, Verse des flots de musc de ses frais encensoirs. - ...................................................... Ce fut dans ce conflit de molles circonstances, Mûri par vos sonnets, préparés par vos stances, Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit, J'emportai sur mon coeur l'histoire d'Amaury. Tout abîme mystique est à deux pas du doute. - Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte, En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné, Déchiffrais couramment les soupirs de René, Et que de l'inconnu la soif bizarre alterre, - A travaillé le fond de la plus mince artère. - J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums, Le doux chuchotement des souvenirs défunts, Les longs enlacements des phrases symboliques, - Chapelets murmurants de madrigaux mystiques; - Livre voluptueux, si jamais il en fut. - Et depuis, soit au fond d'un asile touffu, Soit que, sous les soleils des zones différentes, L'éternel bercement des houles enivrantes, Et l'aspect renaissant des horizons sans fin Ramenassent ce coeur vers le songe divin, - Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire, Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire, - Sous les flots du tabac qui masque le plafond, J'ai partout feuilleté le mystère profond De ce livre si cher aux âmes engourdies Que leur destin marqua des mêmes maladies, Et, devant le miroir, j'ai perfectionné L'art cruel qu'un démon, en naissant, m'a donné, - De la douleur pour faire une volupté vraie. - D'ensanglanter un mal et de gratter sa plaie. Poète, est-ce une injure ou bien un compliment? Car je suis vis à vis de vous comme un amant En face du fantôme, au geste plein d'amorces, Dont la main et dont l'oeil ont, pour pomper les forces, Des charmes inconnus. - Tous les êtres aimés Sont des vases de fiel qu'on boit, les yeux fermés, Et le coeur transpercé, que la douleur allèche, Expire chaque jour en bénissant sa flèche. XI
Dit la pucelle au clair de lune. L'amoureux répond: - O ma brune, Toujours, toujours! Quand tout sommeille aux alentours, Elise, se tortillant d'aise, Dit qu'elle veut que je la baise Toujours, toujours! Moi, je dis: - Pour charmer mes jours Et le souvenir de mes peines, Bouteilles; que n'êtes-vous pleines Toujours, toujours! Mais le plus chaste des amours, L'amoureux le plus intrépide, Comme un flacon s'use et se vide Toujours, toujours! XII
Gardant le souvenir précieux d'autrefois, Elles cherchent l'écho de leurs voix éperdues, Tristes comme, le soir, deux colombes perdues Et qui s'appellent dans les bois. XIII
C'est donc lui la beauté, car c'est moi la nature; Si toujours la nature embellit la beauté, Je fais valoir tes fleurs... me voilà trop flatté. XIV Monselet Paillard
On me nomme le petit chat; Modernes petites-maîtresses, J'unis à vos délicatesses La force d'un jeune pacha. La douceur de la voûte bleue Est concentrée en mon regard; Si vous voulez me voir hagard, Lectrices, mordez-moi la queue! XV
- Qui de tant de héros va choisir Bruandet! XVI
5 heures, à l'Hermitage. Mon cher, je suis venu chez vous Pour entendre une langue humaine; Comme un, qui, parmi les Papous, Chercherait son ancienne Athène, Puisque chez les Topinambous Dieu me fait faire quarantaine, Aux sots je préfère les fous - Dont je suis, chose, hélas! certaine. Offrez à Mam'selle Fanny (Qui ne répondra pas: Nenny, Le salut n'étant pas d'un âne,) L'hommage d'un bon écrivain, - Ainsi qu'à l'ami Lécrivain Et qu'à Mams'elle Jeanne. XVII Sonnet pour s'excuser de ne pas accompagner un ami à Namur.
Qui, bien qu'un fort mur l'encastrât, Défraya la verve servile Du fameux poète castrat; Puisque vous allez en vacances Goûter un plaisir recherché, Usez toutes vos éloquences, Mon bien cher Coco-Malperché. (Comme je le ferais moi-même) A dire là-bas combien j'aime Ce tant folâtre Monsieur Rops, Qui n'est pas un grand prix de Rome, Mais dont le talent est haut comme La pyramide de Chéops! XVIII
Rue de Mercélis Numéro trente-cinq bis Dans le faubourg d'Ixelles, Bruxelles. (Recommandée à l'Arioste De la poste, C'est-à-dire à quelque facteur Versificateur) Amoenitates Belgicae
Qui vont sous des cottes peu blanches, Ressemblent à des troncs plantés Dans des planches Les seins des moindres femmelettes, Ici, pèsent plusieurs quintaux, Et leurs membres sont des poteaux Qui donnent le goût des squelettes. Il ne me suffit pas qu'un sein soit gros et doux: Il le faut un peu ferme, ou je tourne casaque. Car, sacré nom de Dieu! je ne suis pas Cosaque Pour me soûler avec du suif et du saindoux.
Moi, je lui dis (mais avec courtoisie): "Vous devriez prendre un bain régulier Pour dissiper ce parfum de bélier." Que me répond cette jeune hébétée? Je ne suis pas, moi, de vous dégoûtée!" - Ici pourtant on lave le trottoir Et le parquet avec un savon noir!
Me regarde avec l'oeil d'un boeuf qui vient de paître, Et me dit: "Ca n'est pas possible, ça, sais-tu, Monsieur!" - Et puis, d'un air plus abattu: "Nous avons au grenier porté nos trois baignoires." J'ai lu, je m'en souviens, dans les vieilles histoires, Que le Romain mettait son vin au grenier; mais, Si barbare qu'il fût, ses baignoires, jamais! Aussi, je m'écriai: "Quelle idée, ô mon Dieu!" Mais l'ingénu: "Monsieur, c'est qu'on venait si peu!"
Me promenait un jour dans son appartement, Interrogeant mes yeux devant chaque peinture, Parlant un peu de l'art, beaucoup de la nature, Vantant le paysage, expliquant le sujet, Et surtout me marquant le prix de chaque objet. - Mais voilà qu'arrivé devant un portrait d'Ingres, (Pédant dont j'aime peu les qualités malingres) Je fus pris tout à coup d'une sainte fureur De célébrer David, le grand peintre empereur! - Lui, se tourne vers son fournisseur ordinaire, Qui se tenait debout comme un factionnaire, Ou comme un chambellan qui savoure avec foi Les sottises tombant des lèvres de son roi, Et lui dit, avec l'oeil d'un marchand de la Beauce: "Je crois, mon cher, je crois que David est en hausse!"
Un ruisseau si clair et si vert Qu'il donne aux malheureux l'envie D'y terminer leur triste vie. - Je sais un moyen de guérir De cette passion malsaine Ceux qui veulent ainsi périr: Menez-les au bord de la Senne, Voyez - dit ce Belge badin Qui n'est certes pas un ondin - La contrefaçon de la Seine. - Oui - lui dis-je - une Seine obscène!" Car cette Senne, à proprement Parler, où de tout mur et de tout fondement L'indescriptible tombe en foule Ce n'est guères qu'un excrément Qui coule.
Que ces Belges. Devant le joli, le charmant, Ils roulent de gros yeux et grognent sourdement. Tout ce qui réjouit nos coeurs mortels les choque. Dites un mot plaisant, et leur oeil devient gris Et terne comme l'oeil d'un poisson qu'on fait frire; Une histoire touchante; ils éclatent de rire, Pour faire voir qu'ils ont parfaitement compris. Comme l'esprit, ils ont en horreur les lumières; Parfois sous la clarté calme du firmament, J'en ai vu, qui rongés d'un bizarre tourment, Dans l'horreur de la fange et du vomissement, Et gorgés jusqu'aux dents de genièvre et de bières, Aboyaient à la Lune, assis sur leurs derrières.
De palissandre ou d'acajou, Qu'un habile ébéniste orne de cent manières: "Quel écrin! et pour quel bijou! Les morts, ici, sont sans vergognes! Un jour, des cadavres flamands Souilleront ces cercueils charmants. Faire de tels étuis pour de telles charognes!"
Dont souvent la pensée alterne avec la mienne, - Voir la Naïade de la Senne; Elle doit ressembler à quelque charbonnier Dont la face est toute souillée." - "Mon ami, vous êtes bien bon. Non, non! Ce n'est pas de charbon Que cette nymphe est barbouillée!"
Je vis un peu d'horreur sur sa mine barbue, - "Non, jamais! le faro (je dis cela sans fiel!) C'est de la bière deux fois bue." Hetzel parlait ainsi, dans un Café flamand, Par prudence sans doute, énigmatiquement; Je compris que c'était une manière fine De me dire: "Faro, synonyme d'urine!" "Observez bien que le faro Se fait avec de l'eau de Senne" - "Je comprends d'où lui vient sa saveur citoyenne. Après tout, c'est selon ce qu'on entend par eau!"
(C'était dans un quartier qui n'est pas un Eden) - Heureux l'époux, heureux l'amant qui la possède, Cette Eve qui contient en elle son remède! Cet homme enviable a trouvé, Ce que nul n'a jamais rêvé, Depuis le pôle nord jusqu'au pôle antarctique Une épouse prophylactique!
Elle dort. Voyageur, ne la réveillez pas.
Dit la Belgique. - C'est hélas! incontestable. Y toucher? Ce serait, en effet hazardeux, Puisqu'elle est un bâton merdeux.
(Ce qui veut dire: Automate en hôtel Garni) Qui se croyait sempiternel Heureusement, c'est bien fini!
Pour la Belgique morte. En vain Je creuse, et je rue et je piaffe; Je ne trouve qu'un mot: "Enfin!"
Me dit: "J'ai l'esprit mieux tourné Que vous, Monsieur. Ma jouissance Dérive de l'obéissance; J'ai mis toute ma volupté Dans l'esprit de Conformité; Mon coeur craint toute façon neuve En fait de plaisir ou d'ennui, Et veut que le bonheur d'autrui Toujours au sien serve de preuve." Ce que dit l'homme de Tournai, (Dont vous devinez bien, je pense, Que j'ai retouché l'éloquence) N'était pas si bien tourné.
L'imitation à l'excès, Et s'ils attrapent la vérole, C'est pour ressembler aux Français.
On proclame immortel ce vieux principicule. Je veux bien qu'immortalité Soit le synonyme De longévité, La différence est si minime! Bruxelles, ces jours-ci, déclarait (c'est grotesque!) Léopold immortel. - Au fait, il le fut presque.
Classerons-nous le Belge?" Une Société Scientifique avait posé ce dur problème. Alors le grand Cuvier se leva, tremblant, blême, Et pour toutes raisons criant: "Je jette aux chiens Ma langue! Car, messieurs les Académiciens, L'espace est un peu grand depuis les singes jusques Jusques aux mollusques!"
Qui font rêver l'esprit et transportent les sens; Mais un peu lâchement, hélas! à la flamande. "Tiens! l'on n'applaudit pas ici?" fis-je. - Un voisin, Amoureux comme moi de musique allemande, Me dit: "Vous êtes neuf dans ce pays malsain, Monsieur? Sans ça, vous sauriez qu'en musique, Comme en peinture et comme en politique, Le Belge croit qu'on le veut attraper, - Et puis qu'il craint surtout de se tromper."
C'est une légende, une scie, Un proverbe! - Un comparatif Dans un état superlatif! Bruxelles, ô mon Dieu! méprise Poperinghe! Un vendeur de trois-six blaguant un mannezingue! Un clysoir, ô terreur! raillant une seringue! Bruxelles n'a pas droit de railler Poperinghe! Comprend-on le comparatif (C'est une épouvantable scie!) A côté du superlatif? La Belgique a sa Béotie!
Il est voleur, il est rusé; Il est parfois syphilisé; Il est donc très civilisé. Il ne déchire pas sa proie Avec ses ongles; met sa joie A montrer qu'il sait employer A table fourchette et cuiller; Il néglige de s'essuyer, Mais porte paletots, culottes, Chapeau, chemise même et bottes; Fait de dégoûtantes ribottes; Dégueule aussi bien que l'Anglais; Met sur le trottoir des engrais; Rit du Ciel et croit au progrès Tout comme un journaliste d'Outre- Quiévrain; - de plus, il peut foutre Debout comme un singe avisé. Il est donc très civilisé.
A donc dévissé son billard! (Je vous expliquerai ce trope). Ce roi n'était pas un fuyard Comme notre Louis-Philippe. Il pensait, l'obstiné vieillard. Qu'il n'était jamais assez tard Pour casser son ignoble pipe.
Gagner sa première victoire Il n'a pas été le plus fort; Mais dans l'impartiale histoire, Sa résistance méritoire Lui vaudra ce nom fulgurant: "Le cadavre récalcitrant".
La France traverse une phase de vulgarité. Paris, centre et rayonnement de bêtise universelle. Malgré Molière et Béranger, on n'aurait jamais cru que la France irait si grand train dans la voie du progrès. - Questions d'art, terrae incognitae. Le grand homme est bête. Mon livre a pu faire du bien. Je ne m'en afflige pas. Il a pu faire du mal. Je ne m'en réjouis pas. Le but de la poésie. Ce livre n'est pas fait pour mes femmes, mes filles ou mes soeurs. On m'a attribué tous les crimes que je racontais. Divertissement de la haine et du mépris. Les élégiaques sont des canailles. Et verbum caro factum est. Or le poète n'est d'aucun parti. Autrement il serait un simple mortel. Le Diable. Le péché originel. Homme bon. Si vous vouliez, vous seriez le favori du Tyran; il est plus difficile d'aimer Dieu que de croire en lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au diable que de l'aimer. Tout le monde le sent et personne n'y croit. Sublime subtilité du Diable. Une âme de mon choix. Le Décor. - Ainsi la nouveauté. - L'Epigraphe. - D'Aurevilly. - La Renaissance. - Gérard de Nerval. - Nous sommes tous pendus ou pendables. J'avais mis quelques ordures pour plaire à M.M. les journalistes. Ils se sont montrés ingrats. Préface des Fleurs Ce n'est pas pour mes femmes, mes filles ou mes soeurs que ce livre a été écrit; non plus que pour les femmes, les filles ou les soeurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage. Je sais que l'amant passionné du beau style s'expose à la haine des multitudes; mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à confondre l'encre avec la vertu. Des poètes illustres s'étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n'a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d'exercer mon goût passionné de l'obstacle. Quelques-uns m'ont dit que ces poésies pouvaient faire du mal; je ne m'en suis pas réjoui. D'autres, de bonnes âmes, qu'elles pouvaient faire du bien; et cela ne m'a pas affligé. La crainte des uns et l'espérance des autres m'ont également étonné, et n'ont servi qu'à me prouver une fois de plus que ce siècle avait désappris toutes les notions classiques relatives à la littérature. Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l'homme, je n'aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas. J'avais primitivement l'intention de répondre à de nombreuses critiques, et, en même temps, d'expliquer quelques questions très simples, totalement obscurcies par la lumière moderne: Qu'est-ce que la poésie? Quel est son but? De la distinction du Bien d'avec le Beau; de la Beauté dans le Mal; que le rythme et la rime répondent dans l'homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise; de l'adaptation du style au sujet; de la vanité et du danger de l'inspiration, etc., etc.; mais j'ai eu l'imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques; soudain, une indolence, du poids de vingt atmosphères, s'est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas comprendre, j'amoncèlerais sans fruit les explications. C.B. Comment, par une série d'efforts déterminée, l'artiste peut s'élever à une originalité proportionnelle; Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie classique; Que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise; Pourquoi tout poète, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d'exprimer une idée quelconque; Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l'art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante; qu'elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l'enfer avec la vélocité de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d'angles superposés; Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d'exprimer toute sensation de suavité ou d'amertume, de béatitude ou d'horreur, par l'accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire; Comment, appuyé sur mes principes et disposant de la science que je me charge de lui enseigner en vingt leçons tout homme devient capable de composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée qu'une autre, ou d'aligner un poème de la longueur nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème épique connu. Tâche difficile que de s'élever vers cette insensibilité divine! Car moi-même, malgré les plus louables efforts, je n'ai su résister au désir de plaire à mes contemporains, comme l'attestent en quelques endroits, apposées comme un fard, certaines basses flatteries adressées à la démocratie, et même quelques ordures destinées à me faire pardonner la tristesse de mon sujet. Mais MM. les journalistes s'étant montrés ingrats envers les caresses de ce genre, j'en ai supprimé la trace, autant qu'il m'a été possible, dans cette nouvelle édition. Je me propose, pour vérifier de nouveau l'excellence de ma méthode, de l'appliquer prochainement à la célébration des jouissances de la dévotion et des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues. Note sur les plagiats. - Thomas Gray. Edgar Poe (2 passages). Longfellow (2 passages). Stace. Virgile (tout le morceau d'Andromaque). Eschyle. Victor Hugo. Projet de préface pour les Fleurs du Mal (A fondre peut-être avec d'anciennes notes) S'il y a quelque gloire à n'être pas compris, ou à ne l'être que très peu, je peux dire sans vanterie que, par ce petit livre, je l'ai acquise et méritée d'un seul coup. Offert plusieurs fois de suite à divers éditeurs qui le repoussaient avec horreur, poursuivi et mutilé, en 1857, par suite d'un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni, accru et fortifié pendant quelques années de silence, disparu de nouveau, grâce à mon insouciance, ce produit discordant de la Muse des derniers jours, encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter aujourd'hui, pour la troisième fois, le soleil de la sottise. Ce n'est pas ma faute; c'est celle d'un éditeur insistant qui se croit assez fort pour braver le dégoût public. "Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache", me prédisait, dès le commencement, un de mes amis, qui est un grand poète. En effet, toutes mes mésaventures lui ont, jusqu'à présent, donné raison. Mais j'ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine, et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l'eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin. Mon éditeur prétend qu'il y aurait quelque utilité pour moi, comme pour lui, à expliquer pourquoi et comment j'ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel travail de critique aurait sans doute quelques chances d'amuser les esprits amoureux de la rhétorique profonde. Pour ceux-là peut-être l'écrirai-je plus tard et le ferai-je tirer à une dizaine d'exemplaires. Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais? Pour insuffler au peuple l'intelligence d'un objet d'art, j'ai une trop grande peur du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d'égaler ces utopistes qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d'un seul coup. Et puis, ma meilleure raison, ma suprême, est que cela m'ennuie et me déplaît. Mène-t-on la foule dans les ateliers de l'habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne? Montre-t-on au public affolé aujourd'hui, indifférent demain, le mécanisme des trucs? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu'à quelle dose l'instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l'amalgame de l'oeuvre? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l'art? D'ailleurs, telle n'est pas aujourd'hui mon humeur. Je n'ai désir ni de démontrer, ni d'étonner, ni d'amuser, ni de persuader. J'ai mes nerfs, mes vapeurs. J'aspire à un repos absolu et à une nuit continue. Chantre des voluptés folles du vin et de l'opium, je n'ai soif que d'une liqueur inconnue sur la terre, et que la pharmaceutique céleste, elle-même, ne pourrait pas m'offrir; d'une liqueur qui ne contiendrait ni la vitalité, ni la mort, ni l'excitation, ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dormir, tel est aujourd'hui mon unique voeu. Voeu infâme et dégoûtant, mais sincère. Toutefois, comme un goût supérieur nous apprend à ne pas craindre de nous contredire un peu nous-mêmes, j'ai rassemblé, à la fin de ce livre abominable, les témoignages de sympathie de quelques-uns des hommes que je prise le plus, pour qu'un lecteur impartial en puisse inférer que je ne suis pas absolument digne d'excommunication et qu'ayant su me faire aimer de quelques-uns, mon coeur, quoi qu'en ait dit je ne sais plus quel torchon imprimé, n'a peut-être pas "l'épouvantable laideur de mon visage". Enfin, par une générosité peu commune, dont MM. les critiques... Comme l'ignorance va croissant... Je dénonce moi-même les imitations...
Deux de ces morceaux ont été imprimés; les deux derniers n'ont pas pu paraître. Je laisse maintenant parler pour moi MM. Edouard Thierry, Frédéric Dulamon, J. B. d'Aurevilly et Charles Asselineau. C. B. Note sous une phrase de Fr. Dulamon. C'est ce que j'ai fait dans mon livre d'une manière lumineuse; plusieurs morceaux non incriminés réfutent les poèmes incriminés. Un livre de poésie doit être apprécié dans son ensemble et par sa conclusion. C. B. Note sous une phrase de Custine. Ni moi, non plus. - Il est présumable que M. de Custine, qui ne me connaissait pas, mais qui était d'autant plus flatté de mon hommage qu'il se sentait injustement négligé, se sera renseigné auprès de quelque âme charitable, laquelle aura collé à mon nom cette grossière épithète.
Donc je n'ai pas à me louer de cette singulière indulgence qui n'incrimine que 13 morceaux sur 100. Cette indulgence m'est très funeste. C'est en pensant à ce parfait ensemble de mon livre que je disais à M. le Juge d'Instruction: Mon unique tort a été de compter sur l'intelligence universelle, et de ne pas faire une préface où j'aurais posé mes principes littéraires et dégagé la question si importante de la Morale. (Voir, à propos de la Morale dans les Oeuvres d'Art, les remarquables lettres de M. Honoré de Balzac à M. Hippolyte Castille, dans le journal la Semaine.) Le volume est, relativement à l'abaissement général des prix en librairie, d'un prix élevé. C'est déjà une garantie importante. Je ne m'adresse donc pas à la foule. Il y a prescription pour deux des morceaux incriminés: Lesbos et Le Reniement de Saint Pierre, parus depuis longtemps et non poursuivis. Mais je prétends, au cas même où on me contraindrait à me reconnaître quelques torts, qu'il y a une sorte de prescription générale. Je pourrais faire une bibliothèque de livres modernes non poursuivis, et qui ne respirent pas, comme le mien, L'horreur du mal. Depuis près de 30 ans, la littérature est d'une liberté qu'on veut brusquement punir en moi. Est-ce juste? Il y a plusieurs morales. Il y a la morale positive et pratique à laquelle tout le monde doit obéir. Mais il y a la morale des Arts. Celle-là est toute autre. Et depuis le Commencement du monde, les Arts l'ont bien prouvé. Il y a aussi plusieurs sortes de Liberté. Il y a la Liberté pour le Génie, et il y a une liberté très restreinte pour les polissons. M. Ch. Baudelaire n'aurait-il pas le droit d'arguer des licences permises à Béranger (Oeuvres Complètes autorisées)? Tel sujet reproché à Ch. Baudelaire a été traité par Béranger. Lequel préférez-vous, le poète triste ou le poète gai et effronté, l'horreur dans le mal ou la folâtrerie, le remords ou l'impudence? (Il ne serait peut-être pas sain d'user outre mesure de cet argument.) Je répète qu'un Livre doit être jugé dans son ensemble. A un blasphème, j'opposerai des élancements vers le Ciel, à une obscénité des fleurs platoniques. Depuis le Commencement de la poésie, tous les volumes de poésie sont ainsi faits. Mais il était impossible de faire autrement un livre destiné à représenter L'AGITATION DE L'ESPRIT DANS LE MAL. M. le Ministre de l'Intérieur, furieux d'avoir lu un éloge fastueux de mon livre dans le Moniteur, a pris ses précautions pour que cette mésaventure ne se reproduisît pas. M. d'Aurevilly (un écrivain absolument catholique, autoritaire et non suspect) portait au Pays, auquel il est attaché, un article sur les Fleurs du Mal; et il lui a été dit qu'une consigne récente défendait de parler de M. Charles Baudelaire dans le Pays. Or, il y a quelques jours, j'exprimais à M. le juge d'instruction la crainte que le bruit de la saisie ne glaçât la bonne volonté des personnes qui trouveraient quelque chose de louable dans mon livre. Et M. le Juge (Charles Camusat, Busserolles) me répondit: Monsieur, tout le monde a parfaitement Le droit de vous défendre dans Tous les journaux, sans exception. MM. les Directeurs de la Revue française n'ont pas osé publier l'article de M. Charles Asselineau, le plus sage et le plus modéré des écrivains. Ces messieurs se sont renseignés au Ministère de l'intérieur (!), et il leur a été répondu qu'il y aurait pour eux danger à publier cet article. Ainsi, abus de pouvoir et entraves apportées à la défense! Le nouveau règne napoléonien, après les illustrations de la guerre, doit rechercher les illustrations des lettres et des Arts. Qu'est-ce que c'est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne tend à rien moins qu'à créer des Conspirateurs même dans l'ordre si tranquille des rêveurs? Cette morale-là irait jusqu'à dire: Désormais on ne fera que des livres consolants et servant à démontrer que l'homme est né bon, et que tous les hommes sont heureux. - abominable hypocrisie! (Voir le résumé de mon interrogatoire, et la liste des morceaux incriminés.) |