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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

1968 et la fin du jeu

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1968 et la fin du jeu

Une phrase de la préface d'Étiemble à l'édition de 1966 du Roman inachevé, exprime à elle seule ce qu'on peut désigner comme le succès d'Aragon dans les années 60 :
« Hé oui, imbéciles, la poésie française avant tout c'est le chant »

Sur le fond, et plus encore sur la forme, on croirait lire Aragon, avec ce ton caractéristique de l'apostrophe invective ! Cette phrase qui pourrait être tirée d'une « chronique du bel canto » de 1946, à l'époque où il parlait déjà dans le désert, semble montrer vingt ans plus tard qu'Aragon non seulement réintègre la communauté littéraire de ses pairs, mais qu'il le fait sans renoncer à ce que l'on valide après-coup ses choix. Celui qu'on soupçonnait de double-jeu, dont le rôle était trouble à force de ne vouloir occuper aucune place pour mieux chercher à les occuper toutes, semble avoir réussi en 1966 à s'inventer un rôle, à se construire une place. Ce qui revient à dire qu'au terme d'un long parcours, Aragon l'insaisissable, le tortueux, est devenu évident. Mais 1968 vient rappeler combien cette évidence est fragile.
C'est le retour brutal du politique sur la scène littéraire qui ruine en grande partie les efforts des années précédentes. La « troisième carrière » littéraire d'Aragon fut en effet menée au prix d'une mise à distance de ses activités politiques et littéraires. De 1954 à 1964, son combat en faveur de la déstalinisation s'est fait sur le mode d'une prudente contrebande. En 1964, la mort de Thorez et la chute de Khrouchtchev semblent venir clarifier sa posture. Doublement libéré d'une complicité contraignante dans son parti et d'une solidarité non moins délicate avec la patrie du socialisme, il semble pouvoir désormais parler clair. En France, il triomphe au Comité Central d'Argenteuil de 1966 consacré aux problèmes culturels, en y faisant reconnaître la liberté de création. Vis à vis de l'URSS, il s'autorise une première protestation publique contre le verdict qui condamne la même année les écrivains Siniavski et Daniel. Homme politique du PCF dans ses grands discours au congrès de 1967 et à l'ouverture de la campagne électorale de 1968, il est aussi, dans le même temps, intellectuel engagé aux côtés de Mauriac ou de Simone de Beauvoir par exemple, en appelant à la fin de la guerre du Vietnam en 1967. Les crises de 1968 semblent d'abord confirmer l'évolution d'un homme qui semble désormais pouvoir jouer le même jeu que les autres.
Lorsqu'éclate la crise étudiante de mai, Aragon prend clairement parti pour les manifestants. Le numéro spécial des Lettres Françaises du 15 mai vient prolonger le dialogue qu'il s'efforce de tenir avec la jeunesse depuis la fin des années 50. Lorsque les chars soviétiques entrent à Prague en juillet, il proteste avec vigueur contre l'écrasement du « Printemps » en s'appuyant sur la déclaration du bureau politique du PCF et le communiqué du Comité National des Écrivains. Mais très vite, il faut pourtant se remettre à faire des choix. Comme à la Libération, ils vont de soi pour celui qui s'acharne à prouver qu'il a fait les bons.
Le 9 mai, déjà, sa rencontre avec les étudiants sur le boulevard Saint-Michel a montré ce qui les sépare de celui qu'ils brocardent comme « Papa Aragon ». Il a beau tenter de se faire leur ambassadeur auprès de son parti, la méfiance est trop grande des deux côtés pour qu'il puisse à lui seul la réduire. Aragon n'y peut rien : la tension entre « gauchistes » et « staliniens » le renvoit ipso facto du côté des seconds. Dans l'affaire de Prague, il a beau protester, c'est le souvenir de Budapest qui l'emporte. Rien d'étonnant donc, à ce qu'il soit visé par les critiques de la presse, et qu'il doive renoncer dès l'automne 68 à l'Académie Goncourt où il venait d'être élu.
La grande différence entre 1968 et la Libération, c'est qu'Aragon a désormais perdu jusqu'à son rôle politique. Il est en porte-à-faux vis à vis de la nouvelle direction du parti, car dès l'hiver 1968-1969, celle-ci s'accorde avec les Russes pour considérer que la « normalisation » est une affaire intérieure de la Tchécoslovaquie. Pendant quatre ans encore, il fait des Lettres Françaises le principal organe de refus du « regel » qui bat son plein à l'Est. Polémique avec la Literatournaïa Gazeta de Moscou, préface à la Plaisanterie de Milan Kundera où il parle d'un « Biafra de l'esprit », éloge de L'Aveu d'Arthur London, dénonciation d'un « questionnaire » inquisiteur adressé aux fonctionnaires tchécoslovaques, protestation contre l'expulsion de Soljénitsyne de l'Union des écrivains... Mais Aragon fait l'intellectuel engagé de l'intérieur, se réclamant sans cesse de la protestation du Bureau Politique de l'été 68 qui prend de plus en plus l'allure d'une fiction. La seule chose qu'il y gagne vraiment, c'est d'être ménagé par ses « camarades » : il faut attendre octobre 1972 pour voir disparaître les Lettres Françaises, devenue plus gênantes qu'utiles. Rien d'étonnant donc, à ce qu'Aragon reste jusqu'à la fin solidaire du PC. Mais le jeu est fini.

Dans le dernier numéro de son journal, il a retrouvé les accents du Roman inachevé ou de la Mise à mort pour se peindre sous les traits de l'écrivain crucifié, avec un ton définitif cette fois, celui de la « vie gâchée ». Aragon ne joue plus sur la scène politique et littéraire car il n'y a plus rien à gagner et que sa main ne tient plus les cartes. Il reste cependant un dernier acte à jouer : celui de la légende, cette fameuse « vie » qu'il faut finir d'écrire, ce qu'il peut d'autant mieux que les contraintes ont disparu avec le jeu. La mort d'Elsa le 16 juin 1970 achève de tourner la page.
Plus encore qu'avant 68 où il fallait encore le faire avec prudence, Aragon se dévoile. Il revient plus qu'il ne l'avait jamais fait sur son enfance, sur le temps du surréalisme et celui de la Défense de l'infini, dans Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipits (Skira, 1969). Il écrit encore Henri Matisse, roman, commencé en 1968, terminé en 1970 et publié seulement en 1971. Il va rechercher le peintre qu'il avait longuement côtoyé pendant l'Occupation et dont il avait fait le symbole de la grandeur d'un art national. Le moment résistant apparaît après-coup comme un temps hors du temps des contraintes qu'il n'a cessé de chercher pour le besoin de s'y débattre. Ce n'est pas un hasard, si au moment du bilan, Aragon écrit alors sa vie à travers ce prisme-là. En 1974, encore, il y a Théâtre / Roman, que son auteur présente comme le dernier, au moment où sortent les premiers volumes de l'OEuvre poétique. C'est encore un pas de plus vers la confidence, le retour aux origines du roman familial.
Ensuite, on a le sentiment d'un Aragon qui cesse de lutter pour le plaisir de profiter des derniers temps : la plage, la nuit de Paris et le soleil du Midi, avec les jeunes gens et les vieux peintres. Il meurt à 85 ans le 24 décembre 1982.

Les dernières années ont été celles de l'invention biographique. Difficile encore à écrire dans les années 60, la cohérence du parcours devient possible à construire. On a déjà remarqué (Mireille Hilsum) le contraste entre les préfaces des OEuvres romanesques croisées qui ménagent encore l'ombre et font partie du jeu, et les textes écrits pour l'OEuvre poétique qui manifestent au contraire le désir de tout dire dans le souci de la continuité.
L'hypertrophie biographique des dernières années a quelque chose de suspect, et l'on a pas fini de s'amuser à démêler le faux du vrai dans cette belle construction. Mais on a le droit de penser qu'il y aura toujours quelque chose de vain à s'acharner à trouver dans cette cohérence une quelconque réalité, plutôt que la dernière exigence à laquelle il a du se soumettre. Le dernier jeu qu'il s'est plu à jouer.

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