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1968 et la fin du jeu
Une
phrase de la préface d'Étiemble à l'édition
de 1966 du Roman inachevé, exprime à elle seule ce qu'on
peut désigner comme le succès d'Aragon dans les années
60 :
« Hé oui, imbéciles, la poésie française
avant tout c'est le chant »
Sur le fond, et plus encore
sur la forme, on croirait lire Aragon, avec ce ton caractéristique
de l'apostrophe invective ! Cette phrase qui pourrait être tirée
d'une « chronique du bel canto » de 1946, à l'époque
où il parlait déjà dans le désert, semble
montrer vingt ans plus tard qu'Aragon non seulement réintègre
la communauté littéraire de ses pairs, mais qu'il le
fait sans renoncer à ce que l'on valide après-coup ses
choix. Celui qu'on soupçonnait de double-jeu, dont le rôle
était trouble à force de ne vouloir occuper aucune place
pour mieux chercher à les occuper toutes, semble avoir réussi
en 1966 à s'inventer un rôle, à se construire
une place. Ce qui revient à dire qu'au terme d'un long parcours,
Aragon l'insaisissable, le tortueux, est devenu évident. Mais
1968 vient rappeler combien cette évidence est fragile.
C'est le retour brutal du politique sur la scène littéraire
qui ruine en grande partie les efforts des années précédentes.
La « troisième carrière » littéraire
d'Aragon fut en effet menée au prix d'une mise à distance
de ses activités politiques et littéraires. De 1954
à 1964, son combat en faveur de la déstalinisation s'est
fait sur le mode d'une prudente contrebande. En 1964, la mort de Thorez
et la chute de Khrouchtchev semblent venir clarifier sa posture. Doublement
libéré d'une complicité contraignante dans son
parti et d'une solidarité non moins délicate avec la
patrie du socialisme, il semble pouvoir désormais parler clair.
En France, il triomphe au Comité Central d'Argenteuil de 1966
consacré aux problèmes culturels, en y faisant reconnaître
la liberté de création. Vis à vis de l'URSS,
il s'autorise une première protestation publique contre le
verdict qui condamne la même année les écrivains
Siniavski et Daniel. Homme politique du PCF dans ses grands discours
au congrès de 1967 et à l'ouverture de la campagne électorale
de 1968, il est aussi, dans le même temps, intellectuel engagé
aux côtés de Mauriac ou de Simone de Beauvoir par exemple,
en appelant à la fin de la guerre du Vietnam en 1967. Les crises
de 1968 semblent d'abord confirmer l'évolution d'un homme qui
semble désormais pouvoir jouer le même jeu que les autres.
Lorsqu'éclate la crise étudiante de mai, Aragon prend
clairement parti pour les manifestants. Le numéro spécial
des Lettres Françaises du 15 mai vient prolonger le dialogue
qu'il s'efforce de tenir avec la jeunesse depuis la fin des années
50. Lorsque les chars soviétiques entrent à Prague en
juillet, il proteste avec vigueur contre l'écrasement du «
Printemps » en s'appuyant sur la déclaration du bureau
politique du PCF et le communiqué du Comité National
des Écrivains. Mais très vite, il faut pourtant se remettre
à faire des choix. Comme à la Libération, ils
vont de soi pour celui qui s'acharne à prouver qu'il a fait
les bons.
Le 9 mai, déjà, sa rencontre avec les étudiants
sur le boulevard Saint-Michel a montré ce qui les sépare
de celui qu'ils brocardent comme « Papa Aragon ». Il a
beau tenter de se faire leur ambassadeur auprès de son parti,
la méfiance est trop grande des deux côtés pour
qu'il puisse à lui seul la réduire. Aragon n'y peut
rien : la tension entre « gauchistes » et « staliniens
» le renvoit ipso facto du côté des seconds. Dans
l'affaire de Prague, il a beau protester, c'est le souvenir de Budapest
qui l'emporte. Rien d'étonnant donc, à ce qu'il soit
visé par les critiques de la presse, et qu'il doive renoncer
dès l'automne 68 à l'Académie Goncourt où
il venait d'être élu.
La grande différence entre 1968 et la Libération, c'est
qu'Aragon a désormais perdu jusqu'à son rôle politique.
Il est en porte-à-faux vis à vis de la nouvelle direction
du parti, car dès l'hiver 1968-1969, celle-ci s'accorde avec
les Russes pour considérer que la « normalisation »
est une affaire intérieure de la Tchécoslovaquie. Pendant
quatre ans encore, il fait des Lettres Françaises le principal
organe de refus du « regel » qui bat son plein à
l'Est. Polémique avec la Literatournaïa Gazeta de Moscou,
préface à la Plaisanterie de Milan Kundera où
il parle d'un « Biafra de l'esprit », éloge de
L'Aveu d'Arthur London, dénonciation d'un « questionnaire
» inquisiteur adressé aux fonctionnaires tchécoslovaques,
protestation contre l'expulsion de Soljénitsyne de l'Union
des écrivains... Mais Aragon fait l'intellectuel engagé
de l'intérieur, se réclamant sans cesse de la protestation
du Bureau Politique de l'été 68 qui prend de plus en
plus l'allure d'une fiction. La seule chose qu'il y gagne vraiment,
c'est d'être ménagé par ses « camarades
» : il faut attendre octobre 1972 pour voir disparaître
les Lettres Françaises, devenue plus gênantes qu'utiles.
Rien d'étonnant donc, à ce qu'Aragon reste jusqu'à
la fin solidaire du PC. Mais le jeu est fini.
Dans le dernier numéro
de son journal, il a retrouvé les accents du Roman inachevé
ou de la Mise à mort pour se peindre sous les traits de l'écrivain
crucifié, avec un ton définitif cette fois, celui de
la « vie gâchée ». Aragon ne joue plus sur
la scène politique et littéraire car il n'y a plus rien
à gagner et que sa main ne tient plus les cartes. Il reste
cependant un dernier acte à jouer : celui de la légende,
cette fameuse « vie » qu'il faut finir d'écrire,
ce qu'il peut d'autant mieux que les contraintes ont disparu avec
le jeu. La mort d'Elsa le 16 juin 1970 achève de tourner la
page.
Plus encore qu'avant 68 où il fallait encore le faire avec
prudence, Aragon se dévoile. Il revient plus qu'il ne l'avait
jamais fait sur son enfance, sur le temps du surréalisme et
celui de la Défense de l'infini, dans Je n'ai jamais appris
à écrire ou les incipits (Skira, 1969). Il écrit
encore Henri Matisse, roman, commencé en 1968, terminé
en 1970 et publié seulement en 1971. Il va rechercher le peintre
qu'il avait longuement côtoyé pendant l'Occupation et
dont il avait fait le symbole de la grandeur d'un art national. Le
moment résistant apparaît après-coup comme un
temps hors du temps des contraintes qu'il n'a cessé de chercher
pour le besoin de s'y débattre. Ce n'est pas un hasard, si
au moment du bilan, Aragon écrit alors sa vie à travers
ce prisme-là. En 1974, encore, il y a Théâtre
/ Roman, que son auteur présente comme le dernier, au moment
où sortent les premiers volumes de l'OEuvre poétique.
C'est encore un pas de plus vers la confidence, le retour aux origines
du roman familial.
Ensuite, on a le sentiment d'un Aragon qui cesse de lutter pour le
plaisir de profiter des derniers temps : la plage, la nuit de Paris
et le soleil du Midi, avec les jeunes gens et les vieux peintres.
Il meurt à 85 ans le 24 décembre 1982.
Les dernières années
ont été celles de l'invention biographique. Difficile
encore à écrire dans les années 60, la cohérence
du parcours devient possible à construire. On a déjà
remarqué (Mireille Hilsum) le contraste entre les préfaces
des OEuvres romanesques croisées qui ménagent encore
l'ombre et font partie du jeu, et les textes écrits pour l'OEuvre
poétique qui manifestent au contraire le désir de tout
dire dans le souci de la continuité.
L'hypertrophie biographique des dernières années a quelque
chose de suspect, et l'on a pas fini de s'amuser à démêler
le faux du vrai dans cette belle construction. Mais on a le droit
de penser qu'il y aura toujours quelque chose de vain à s'acharner
à trouver dans cette cohérence une quelconque réalité,
plutôt que la dernière exigence à laquelle il
a du se soumettre. Le dernier jeu qu'il s'est plu à jouer.