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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

Le moderne (2).

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Le moderne (2).

Autant l'Aragon des années 50 pouvait sembler piégé par les contraintes qu'il s'était à lui-même données, autant celui des années 60 est avant tout remarquable par le nombre des positions généralement contradictoires, qu'il peut, occuper presque simultanément. À la fois poète et romancier, comme peu d'autres l'ont été au XXe siècle ; grand écrivain et homme politique par ses fonctions au comité central ; donné comme entrant à l'Académie française en 1960, et élu à sa rivale, l'Académie Goncourt en 1967 ; auteur consacré, lu par le grand public, et auteur s'autorisant l'expérimentation des avant-gardes de son temps. Aragon joue tous les rôles.

Comme on l'a vu, il est sacré gloire littéraire dans les magazines qui font la mode. En 1961, les chansons de Léo Ferré, que beaucoup d'autres vont suivre, donnent un nouvel écho à sa poésie. Dans la foulée de la Semaine sainte, quatre ouvrages ont paru en 1960-1961 (dont trois chez Gallimard), qui contribuent à le canoniser « grand écrivain », ce qui, en France, revient à devenir une véritable institution : une anthologie poétique présentée par Jean Dutourd, qui, sous le titre « le Père Aragon », force la comparaison avec le « père Hugo » ; un Aragon romancier par Pierre de Lescure ; le Aragon d'Hubert Juin dans la « Bibliothèque idéale » de Gallimard ; et l'Itinéraire d'Aragon de Roger Garaudy. Un peu plus tard, l'Aragon de Georges Sadoul vient mettre à jour, dans les « Poètes d'aujourd'hui » de Seghers, le volume qu'avait publié Claude Roy dans la même collection en 1946. Ce n'est pas un hasard si court à cette époque la rumeur d'une élection possible à l'Académie française. Il est vrai qu'il s'associe alors à des degrés divers, aux académiciens François Mauriac pour lancer la carrière du jeune Philippe Sollers, André Maurois pour écrire l'Histoire parallèle des États-Unis et de l'URSS, ou encore Jean Cocteau qu'il défend contre les attaques des surréalistes.
Mais pour devenir un monument littéraire, il faut une unité de style, et l'OEuvre qui prétend à la majuscule doit pouvoir être perçue comme un bloc. Dire cela ce n'est pas formuler un jugement, mais simplement constater un impératif ou une règle élémentaire de la canonisation littéraire. Dans le regard des juges, l'unité doit l'emporter sur les ruptures, et les évolutions de la carrière littéraire doivent être lues comme les étapes nécessaires d'un accomplissement. Dans le cas d'Aragon, c'est peu dire que cela ne va pas de soi.
À travers les ouvrages que l'on vient de citer, Aragon commence par laisser dire les autres. Il ouvre à Garaudy les manuscrits du fonds Doucet, et celui-ci en tire la « démonstration » du réalisme comme prolongement naturel d'un surréalisme supposé dans l'impasse. Mais s'appuyant sur les livres des autres dont il fait la critique dans les Lettres Françaises, Aragon revient aussi lui-même sur son passé et cette fameuse fracture qu'il faut réduire de la rupture avec Breton : « Un perpétuel printemps », l'article consacré en 1958 aux jeunes écrivains Sollers, Zeraffa, Butor ou Robbe-Grillet, est l'occasion d'un bref regard nostalgique sur ses amis des années vingt, ceux qu'il revendique comme les siens ; dans « les Clefs » en 1964, François Nourrissier est le prétexte d'une réflexion sur le genre autobiographique au détour de laquelle Aragon lance la formule de la « volonté de roman » dont on empêche l'expression. Mais il en parle en général, sans évoquer son cas personnel et la Défense de l'infini.
Car au moment de construire l'OEuvre, et d'opérer le nécessaire retour sur le passé que cela suppose, Aragon se trouve pris dans un nouveau faisceau de contraintes. Au milieu des années 60, comme au temps de la Semaine sainte, il y a toujours la pression exercée par le refus de sembler désavouer ses camarades communistes. Mais la contrainte politique est moins forte, surtout après la mort de Thorez en juillet 1964 : la position d'Aragon dans le parti dépend moins de cette fidélité personnelle, et la conjoncture est plus que jamais à « l'ouverture ». Ce qui pose problème, en revanche, c'est la contradiction entre la nécessité d'établir la continuité d'un parcours et l'unité d'une oeuvre quand l'un et l'autre se sont aussi longtemps appuyés sur la rupture érigée en moment fondateur.
C'est tout ce qui fait l'ambiguïté de l'opération canonisante par excellence, celle des « oeuvres complètes ». Les OEuvres romanesques croisées sont en effet une curieuse entreprise. Ce qui devrait être un monument solitaire est en réalité un duo ; au lieu d'être complètes, elles ne concernent que les romans ; loin d'être la simple reprise de textes antérieurs, elles conduisent leur auteur à réécrire ses romans (Aurélien, et surtout les Communistes); et plutôt que de laisser parler l'oeuvre, Aragon fait précéder chaque volume d'une longue préface. C'est, bien sûr, l'occasion du temps des souvenirs, mais ceux-là restent troubles. Longtemps indicible, à l'image de Pour expliquer ce que j'étais, le texte écrit en 1942 après la mort de sa mère mais resté inédit jusqu'après sa mort à lui, le besoin de justification reste complexe. Après avoir « abattu son jeu » en 1959, Aragon déclare en 1967 dans sa préface à l'Aurélien des ORC : « voici enfin le temps qu'il faut que je m'explique ». Dans un cas comme dans l'autre, c'est surtout le jeu inavouable et l'explication impossible qui saute aux yeux après coup. Si les préfaces donnent des pistes, elles brouillent encore les cartes. Les hommages aux disparus qui se succèdent dans les années 1960 sont aussi l'occasion d'avancer par bribes une biographie pointilliste. On peut suivre avec le temps les progrès hésitants d'une cohérence qui s'invente à tâtons. Le contraste est, par exemple, flagrant entre les Entretiens radiophoniques de 1963 avec Francis Crémieux où persistent beaucoup de zones d'ombre, et le volume Aragon parle avec Dominique Arban de 1968, où sur la question clé du surréalisme, Aragon s'étend plus volontiers et se tient beaucoup moins sur la défensive.

Mais en attendant que puisse émerger la cohérence biographique, ou qu'Aragon parvienne à faire accepter les évidences qu'il pose et qui n'en sont pour personne (l'idée par exemple, « qu'il n'y a pas eu d'avant le surréalisme ni d'après le surréalisme », Entretiens avec F. Crémieux), il tire un autre profit de ces retours sur le passé : loin d'être le signal de la petite mort qu'est l'entrée dans l'histoire littéraire, ils contribuent à retrouver les voies de l'avant-garde, et l'idéal moderne des premières années.
Depuis la guerre au moins, et la rencontre de Seghers, Aragon a toujours eu le souci de s'entourer des jeunes, avec le groupe des jeunes poètes du CNÉ par exemple. Mais dans les années 60, l'héritage surréaliste dont il commence à revendiquer sa part devient l'objet d'un véritable culte, et notamment chez les étudiants qui sont nombreux à lire les Lettres Françaises. Outre les textes repris dans les ORC, Aragon republie « la Peinture au défi » de 1930 dans Les Collages de 1965. La mort de Breton en 1966 semble ouvrir les vannes des souvenirs jusque-là retenus : ce sont les grands articles de 1967 intitulés « Lautréamont et nous, I et II », et « l'homme coupé en deux », celui de 1968 sur la genèse des Champs magnétiques qui reparaissent alors chez Gallimard. Du côté d'Aragon les recueils Feu de joie et le Mouvement perpétuel seront republiés en collection « Poésie / Gallimard » en 1970. Aragon est alors en phase avec les avant-gardes. Il fait l'éloge de Godard et de Pierrot le Fou, et il est alors proche des groupes « Tel Quel » et « Change », animés respectivement par Philippe Sollers et Jean-Pierre Faye.
Mais surtout, à l'époque où pâlit l'étoile d'un Sartre concurrencé par les nouvelles sciences sociales (linguistique, sémiotique...) qu'on désigne sous le terme de « structuralisme », Aragon retrouve la posture « moderne ». « Roman » peu classique, la Mise à mort de 1965 est certes une étape dans la révision du passé stalinien par l'évocation transparente des épisodes les plus durs de sa vie, mais c'est beaucoup plus que cela : la réunion de la prose luxuriante des romans précédents, de l'amour d'Elsa passé des poèmes au roman, et d'une construction placée sous le signe des expériences littéraires de l'avant-garde. Le succès est immédiat, auquel succède bientôt, Blanche ou l'oubli en 1967, dont le personnage central est un linguiste et qu'Aragon place sous le signe de Darmesteter et de Chomsky... Dans Le Monde, Philippe Sollers vient rendre à celui qui le lançait dix ans plus tôt, l'hommage de la jeune littérature conférant au vieil écrivain l'onction de l'avant-garde.

À soixante-dix ans, Aragon est devenu omniprésent et incontournable dans le champ littéraire. En 1967, il quitte la position retranchée de ses Lettres Françaises pour peupler toute la presse. Ne renonçant à rien, il cumule toutes les places, y compris cette vénérable Académie Goncourt qui le choisit cette année-là.

1968 va venir tout ruiner

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