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Le moderne (2).
Autant
l'Aragon des années 50 pouvait sembler piégé
par les contraintes qu'il s'était à lui-même données,
autant celui des années 60 est avant tout remarquable par le
nombre des positions généralement contradictoires, qu'il
peut, occuper presque simultanément. À la fois poète
et romancier, comme peu d'autres l'ont été au XXe siècle
; grand écrivain et homme politique par ses fonctions au comité
central ; donné comme entrant à l'Académie française
en 1960, et élu à sa rivale, l'Académie Goncourt
en 1967 ; auteur consacré, lu par le grand public, et auteur
s'autorisant l'expérimentation des avant-gardes de son temps.
Aragon joue tous les rôles.
Comme on l'a vu, il est sacré
gloire littéraire dans les magazines qui font la mode. En 1961,
les chansons de Léo Ferré, que beaucoup d'autres vont
suivre, donnent un nouvel écho à sa poésie. Dans
la foulée de la Semaine sainte, quatre ouvrages ont paru en
1960-1961 (dont trois chez Gallimard), qui contribuent à le
canoniser « grand écrivain », ce qui, en France,
revient à devenir une véritable institution : une anthologie
poétique présentée par Jean Dutourd, qui, sous
le titre « le Père Aragon », force la comparaison
avec le « père Hugo » ; un Aragon romancier par
Pierre de Lescure ; le Aragon d'Hubert Juin dans la « Bibliothèque
idéale » de Gallimard ; et l'Itinéraire d'Aragon
de Roger Garaudy. Un peu plus tard, l'Aragon de Georges Sadoul vient
mettre à jour, dans les « Poètes d'aujourd'hui
» de Seghers, le volume qu'avait publié Claude Roy dans
la même collection en 1946. Ce n'est pas un hasard si court
à cette époque la rumeur d'une élection possible
à l'Académie française. Il est vrai qu'il s'associe
alors à des degrés divers, aux académiciens François
Mauriac pour lancer la carrière du jeune Philippe Sollers,
André Maurois pour écrire l'Histoire parallèle
des États-Unis et de l'URSS, ou encore Jean Cocteau qu'il défend
contre les attaques des surréalistes.
Mais pour devenir un monument littéraire, il faut une unité
de style, et l'OEuvre qui prétend à la majuscule doit
pouvoir être perçue comme un bloc. Dire cela ce n'est
pas formuler un jugement, mais simplement constater un impératif
ou une règle élémentaire de la canonisation littéraire.
Dans le regard des juges, l'unité doit l'emporter sur les ruptures,
et les évolutions de la carrière littéraire doivent
être lues comme les étapes nécessaires d'un accomplissement.
Dans le cas d'Aragon, c'est peu dire que cela ne va pas de soi.
À travers les ouvrages que l'on vient de citer, Aragon commence
par laisser dire les autres. Il ouvre à Garaudy les manuscrits
du fonds Doucet, et celui-ci en tire la « démonstration
» du réalisme comme prolongement naturel d'un surréalisme
supposé dans l'impasse. Mais s'appuyant sur les livres des
autres dont il fait la critique dans les Lettres Françaises,
Aragon revient aussi lui-même sur son passé et cette
fameuse fracture qu'il faut réduire de la rupture avec Breton
: « Un perpétuel printemps », l'article consacré
en 1958 aux jeunes écrivains Sollers, Zeraffa, Butor ou Robbe-Grillet,
est l'occasion d'un bref regard nostalgique sur ses amis des années
vingt, ceux qu'il revendique comme les siens ; dans « les Clefs
» en 1964, François Nourrissier est le prétexte
d'une réflexion sur le genre autobiographique au détour
de laquelle Aragon lance la formule de la « volonté de
roman » dont on empêche l'expression. Mais il en parle
en général, sans évoquer son cas personnel et
la Défense de l'infini.
Car au moment de construire l'OEuvre, et d'opérer le nécessaire
retour sur le passé que cela suppose, Aragon se trouve pris
dans un nouveau faisceau de contraintes. Au milieu des années
60, comme au temps de la Semaine sainte, il y a toujours la pression
exercée par le refus de sembler désavouer ses camarades
communistes. Mais la contrainte politique est moins forte, surtout
après la mort de Thorez en juillet 1964 : la position d'Aragon
dans le parti dépend moins de cette fidélité
personnelle, et la conjoncture est plus que jamais à «
l'ouverture ». Ce qui pose problème, en revanche, c'est
la contradiction entre la nécessité d'établir
la continuité d'un parcours et l'unité d'une oeuvre
quand l'un et l'autre se sont aussi longtemps appuyés sur la
rupture érigée en moment fondateur.
C'est tout ce qui fait l'ambiguïté de l'opération
canonisante par excellence, celle des « oeuvres complètes
». Les OEuvres romanesques croisées sont en effet une
curieuse entreprise. Ce qui devrait être un monument solitaire
est en réalité un duo ; au lieu d'être complètes,
elles ne concernent que les romans ; loin d'être la simple reprise
de textes antérieurs, elles conduisent leur auteur à
réécrire ses romans (Aurélien, et surtout les
Communistes); et plutôt que de laisser parler l'oeuvre, Aragon
fait précéder chaque volume d'une longue préface.
C'est, bien sûr, l'occasion du temps des souvenirs, mais ceux-là
restent troubles. Longtemps indicible, à l'image de Pour expliquer
ce que j'étais, le texte écrit en 1942 après
la mort de sa mère mais resté inédit jusqu'après
sa mort à lui, le besoin de justification reste complexe. Après
avoir « abattu son jeu » en 1959, Aragon déclare
en 1967 dans sa préface à l'Aurélien des ORC
: « voici enfin le temps qu'il faut que je m'explique ».
Dans un cas comme dans l'autre, c'est surtout le jeu inavouable et
l'explication impossible qui saute aux yeux après coup. Si
les préfaces donnent des pistes, elles brouillent encore les
cartes. Les hommages aux disparus qui se succèdent dans les
années 1960 sont aussi l'occasion d'avancer par bribes une
biographie pointilliste. On peut suivre avec le temps les progrès
hésitants d'une cohérence qui s'invente à tâtons.
Le contraste est, par exemple, flagrant entre les Entretiens radiophoniques
de 1963 avec Francis Crémieux où persistent beaucoup
de zones d'ombre, et le volume Aragon parle avec Dominique Arban de
1968, où sur la question clé du surréalisme,
Aragon s'étend plus volontiers et se tient beaucoup moins sur
la défensive.
Mais en attendant que puisse
émerger la cohérence biographique, ou qu'Aragon parvienne
à faire accepter les évidences qu'il pose et qui n'en
sont pour personne (l'idée par exemple, « qu'il n'y a
pas eu d'avant le surréalisme ni d'après le surréalisme
», Entretiens avec F. Crémieux), il tire un autre profit
de ces retours sur le passé : loin d'être le signal de
la petite mort qu'est l'entrée dans l'histoire littéraire,
ils contribuent à retrouver les voies de l'avant-garde, et
l'idéal moderne des premières années.
Depuis la guerre au moins, et la rencontre de Seghers, Aragon a toujours
eu le souci de s'entourer des jeunes, avec le groupe des jeunes poètes
du CNÉ par exemple. Mais dans les années 60, l'héritage
surréaliste dont il commence à revendiquer sa part devient
l'objet d'un véritable culte, et notamment chez les étudiants
qui sont nombreux à lire les Lettres Françaises. Outre
les textes repris dans les ORC, Aragon republie « la Peinture
au défi » de 1930 dans Les Collages de 1965. La mort
de Breton en 1966 semble ouvrir les vannes des souvenirs jusque-là
retenus : ce sont les grands articles de 1967 intitulés «
Lautréamont et nous, I et II », et « l'homme coupé
en deux », celui de 1968 sur la genèse des Champs magnétiques
qui reparaissent alors chez Gallimard. Du côté d'Aragon
les recueils Feu de joie et le Mouvement perpétuel seront republiés
en collection « Poésie / Gallimard » en 1970. Aragon
est alors en phase avec les avant-gardes. Il fait l'éloge de
Godard et de Pierrot le Fou, et il est alors proche des groupes «
Tel Quel » et « Change », animés respectivement
par Philippe Sollers et Jean-Pierre Faye.
Mais surtout, à l'époque où pâlit l'étoile
d'un Sartre concurrencé par les nouvelles sciences sociales
(linguistique, sémiotique...) qu'on désigne sous le
terme de « structuralisme », Aragon retrouve la posture
« moderne ». « Roman » peu classique, la Mise
à mort de 1965 est certes une étape dans la révision
du passé stalinien par l'évocation transparente des
épisodes les plus durs de sa vie, mais c'est beaucoup plus
que cela : la réunion de la prose luxuriante des romans précédents,
de l'amour d'Elsa passé des poèmes au roman, et d'une
construction placée sous le signe des expériences littéraires
de l'avant-garde. Le succès est immédiat, auquel succède
bientôt, Blanche ou l'oubli en 1967, dont le personnage central
est un linguiste et qu'Aragon place sous le signe de Darmesteter et
de Chomsky... Dans Le Monde, Philippe Sollers vient rendre à
celui qui le lançait dix ans plus tôt, l'hommage de la
jeune littérature conférant au vieil écrivain
l'onction de l'avant-garde.
À soixante-dix ans,
Aragon est devenu omniprésent et incontournable dans le champ
littéraire. En 1967, il quitte la position retranchée
de ses Lettres Françaises pour peupler toute la presse. Ne
renonçant à rien, il cumule toutes les places, y compris
cette vénérable Académie Goncourt qui le choisit
cette année-là.
1968 va venir tout ruiner