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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

Le couple en scène

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Le couple en scène

Maurice Nadeau, l'irréductible détracteur qui résiste aux louanges que la critique adresse aux oeuvres de l'écrivain d'après la Semaine sainte, a deux bêtes noires : la trahison du surréalisme et l'exaltation d'Elsa. Parler du couple, c'est parler d'Elsa Triolet, et qu'on le veuille ou non, c'est retrouver la polémique. Car celle qu'Aragon rencontre en 1928, épouse en 1939, et commence à chanter pendant la guerre pour ne plus cesser de le faire, occupe une place centrale dans la mythologie aragonienne. Pour la rumeur publique et les conversations de salon, la cause est entendue : l'égérie est le mauvais génie, responsable d'un détournement d'écrivain, pris aux surréalistes et remis aux communistes. Cette caricature n'a d'intérêt que parce qu'elle conduit à s'interroger sur les raisons littéraires de sa genèse. L'insistance d'Aragon à mettre Elsa au coeur de son oeuvre et la démesure du culte de sa femme d'une part, l'acharnement de celle-ci à exister littérairement par ses propres romans d'autre part, expliquent en grande partie le trouble qu'ils font naître. Les années 60 sont le point culminant de la mise en scène du couple, au moment où ils retrouvent tous les deux la faveur du grand public.

On peut prendre Aragon au mot, qui publie en 1964 Il ne m'est Paris que d'Elsa, pour remarquer que depuis 1929, la succession de leurs résidences parisiennes scande les périodes de leur vie commune. Installés d'abord dans l'atelier de la rue Campagne-Première, au coeur de la bohème artistique et littéraire d'où ils viennent tous les deux, ils n'y résident qu'entre deux longs séjours en URSS. En 1935, ils déménagent pour la rue de Sourdière, derrière le marché Saint-Honoré. On peut souligner la symbolique d'une installation à mi-chemin entre la Rive gauche intellectuelle et le quartier de la Bourse où se fabriquent les journaux, notamment communistes : Aragon travaille alors à faire le pont entre le parti et les intellectuels. Ils resteront dans ce deux pièces jusqu'en 1960. Mais en 1952, ils ont fait l'acquisition du moulin de Saint-Arnoult en Yvelines, à 50 kilomètres de Paris. À l'époque des plus grandes tensions de la Guerre Froide, c'est le signe d'une volonté de se ménager une retraite. En 1960, le dernier déménagement vers la rue de Varennes est un retour sur la Rive gauche. Certes, ils sont tout près de la rue Sébastien-Bottin où siège la maison Gallimard qu'Elsa a fini par rejoindre à son tour. Mais bien loin du Montparnasse des débuts, ils sont sur les lieux mêmes du pouvoir, dans le quartiers des ministères. Au moment où Aragon commence à devenir lui-même un monument, et le couple une institution de la vie parisienne.
Dès l'origine, Elsa Kagan fut étroitement mêlée à la vie littéraire russe : amie d'enfance de Roman Jakobson, rencontrant à quinze ans Maïakovski qui entre dans la « famille » en devenant plus tard l'amant de sa soeur Lili, elle-même mariée avec Ossip Brik, autre pilier d'un futurisme russe, alors en pleine vigueur. Dès 1918, elle s'exile pour épouser l'année suivante le Français André Triolet, qu'elle quitte vite pour vivre une errance européenne entre Paris et Berlin. Encouragée, paraît-il, par Maxime Gorki, elle écrit alors plusieurs récits en russe. Après la rencontre d'Aragon, c'est évidemment elle qui lui ouvre les portes des cénacles moscovites à l'occasion de leurs longs séjours en URSS. Et pendant qu'Aragon apprend le russe, elle se met de son côté à écrire en français. Les nouvelles de Bonsoir, Thérèse paraissent en 1938, juste avant ses souvenirs sur Maïakovski dont des extraits passent dans la NRF. Pendant la guerre, elle publie encore d'autres nouvelles (Mille regrets, 1942) et son premier roman (le Cheval Blanc, 1943). Suivant Aragon dans la clandestinité, elle donne aux Éditions de Minuit les Amants d'Avignon sous le pseudonyme de Laurent Daniel. Lorsqu'elle reçoit en 1945 le prix Goncourt pour le premier Accroc coûte deux cents francs, sa carrière est définitivement lancée. Le couple littéraire passe désormais par les mêmes phases : comme Aragon, elle est vite prise dans la Guerre Froide et ses ouvrages mal reçus ; comme lui, elle participe activement à la mobilisation intellectuelle du camp « progressiste », et tout particulièrement du côté du CNÉ dont elle est longtemps vice-présidente ; comme Aragon encore, elle contribue à la déstalinisation par son roman le Monument (1957) ; et comme lui toujours, elle retrouve la faveur de la critique et du public à la fin des années 50, avec la trilogie de « Âge de nylon ». On a déjà largement glosé sur l'inconfort, réel, d'une position à ce point associée à celle de son mari, et sur la difficulté d'exister comme écrivain autonome, à part entière.
Et ce, d'autant plus qu'Aragon qui la couvre de poèmes et d'égards littéraires depuis la guerre, en rajoute encore après la Semaine sainte : c'est en 1959 Elsa, poème ; en 1960, une anthologie Elsa Triolet choisie par Aragon ; en 1963, le Fou d'Elsa ; en 1964, Il ne m'est Paris que d'Elsa. Il y a un ton particulier d'Aragon chantant Elsa. C'est un mélange d'adoration et de prévention de ce que celle-ci peut susciter de réprobation :
J'ai beau le dire comme une guerre déclarée
Comme l'enfer qui sort de l'avaleur d'étoupe
On ne veut pas me croire Ils se sont fait
Une image de moi peut-être à leur image
(...)
J'ai beau crier que je t'adore
Et ne suis rien que ton amant
(Elsa, poème, 1959)

Un peu comme si le poète détournait sur la femme aimée et sur l'amour proclamé les regards suspicieux qui le cernent. Il serait ridicule d'en tirer l'idée qu'il « utilise » son amour d'une manière cynique, mais le thème littéraire d'Elsa constitue bien une forme d'échappatoire aux regards et aux contraintes. Au delà de l'impressionnant tour de force qu'est l'assimilation de la métrique et de la mystique arabes, il y a là peut-être un élément essentiel de l'incontestable réussite du Fou d'Elsa. Le thème du « Fou », le Medjnoun qui chante l'amour impossible, et qu'on enferme pour sa folie sans pouvoir l'atteindre ni l'empêcher de chanter, c'est la rencontre entre un lointain patrimoine poétique et le ton qu'Aragon avait déjà pour chanter Elsa. C'est d'ailleurs aussi le ton de la critique d'Aragon, celle de ses articles sur la littérature, l'art ou le cinéma.

Les temps pourtant ont changé. Les témoignages des années 50 font parfois la description d'un couple sur la défensive, cassant et autoritaire. À ces années du couple régnant, succèdent celles du couple en scène, un peu comme l'autre couple mythique que forment Sartre et Beauvoir. Les magazines entretiennent cette image : Aragon et Elsa ouvrent les portes du moulin ou de la rue de Varennes aux photographes de Vogue ou de Elle, et ils sont présentés par l'amie Edmonde Charles-Roux ou l'ami François Nourrissier. Avec la Mise à mort (1965) et Blanche ou l'oubli (1967), c'est jusque dans le roman qu'Aragon fait entrer Elsa. C'est de bonne grâce qu'il proclame à propos du personnage féminin de la Mise à mort : « J'avoue, oui : Fougère, c'est Elsa Triolet ».

Depuis 1964, la publication en alternance, volume après volume, de leurs OEuvres romanesques croisées, est le point culminant de cette volonté d'inscrire pour la postérité l'image du couple créateur. Mais les ORC sont aussi beaucoup plus que cela : une étape essentielle dans la construction, par Aragon, de la continuité de sa vie et de son oeuvre.

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