La
charnière des années 50 et 60 est un tournant
pour Aragon, au point qu'on a dit (Pierre Daix) qu'avec la Semaine
sainte commençait, en 1958, une « troisième
carrière ». L'enjeu de ce tournant, c'est de réussir
durablement ce qui n'avait pu l'être à la Libération
: desserrer la contrainte qui pèse réciproquement
sur ses activités politiques et littéraires. À
la différence de la rupture qui sépare la première
carrière surréaliste de la deuxième réaliste
(et / ou communiste), il s'agit au contraire de construire une
continuité. C'est pendant cette période qui sépare
la mort de Staline en 1953, de celle de Thorez en 1964 qu'Aragon
donne la pleine mesure de sa capacité à jouer
avec les contraintes. |
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Le jeu est d'autant plus délicat
qu'il se développe sur trois niveaux : dans le champ littéraire
français, à l'intérieur du PCF, et sur la scène
soviétique. Car la mort de Staline d'abord, et surtout la
déstalinisation qui commence avec le rapport Khrouchtchev
de 1956, créent les conditions d'un décalage entre
Paris et Moscou. C'est sur ce décalage que peut se déployer
le jeu.
Avant de connaître un retour fracassant sur la scène
littéraire avec son roman de 1958, Aragon a d'abord conforté
sa position dans le monde communiste. En France, le plus dur est
passé après 1953. Dès l'année suivante,
il est élu membre à part entière du comité
central. La même année 1954, il participe au deuxième
congrès des écrivains soviétiques, vingt ans
après le premier. Pendant la Guerre Froide, Aragon et Elsa
sont restés proches de l'Union Soviétique. Ils y sont
partis dès septembre 1945, retournés en 1947, puis
encore en 1951. Le fait qu'Aragon est depuis 1950 vice-président
du prix Staline ne compte pas pour rien dans le crédit, alors
fragile, qu'il a au PCF. Recevant lui-même ce qui est devenu
le prix Lénine en 1957, il s'y trouve conforté. Réalisant
sur place, dès 1954, qu'il se passe quelque chose à
Moscou, il peut anticiper ce qui ne s'appelle pas encore «
déstalinisation ». Il serait possible de multiplier
les termes de comparaison entre les années 30 et la fin des
années 50. Aragon, dans les deux cas, peut faire figure d'apôtre
de l'ouverture. Comme alors, il reprend le rôle de passeur
entre l'URSS et la France. Il publie Littératures soviétiques
chez Denoël en 1955, et ouvre l'année suivante une collection
du même titre aux Éditions Gallimard. En s'appuyant
ainsi sur les changements qui ont cours en URSS, il cherche à
faire souffler le vent de la déstalinisation dans le PCF.
Autant par conviction sans doute que par nécessité,
car c'est le moyen de sortir du ghetto.
Mais dans sa volonté de ne rien
lâcher, et de garder dans la main tous les fils, il marche
sur des oeufs. Car dans un parti où les nerfs sont à
fleur de peau, il faut mettre en question les « erreurs »
de la période précédente sans pour autant donner
le sentiment de rompre ; s'appuyer sur Khrouchtchev, sans lâcher
Thorez qui voit d'un mauvais oeil la critique du « culte de
la personnalité » dont il sent bien qu'elle pourrait
lui être retournée. Comme au temps de la guerre la
poésie permet le jeu subtil d'une nouvelle contrebande. Publiée
d'abord seule, puis reprise dans le Roman inachevé, «
la Nuit de Moscou » est un premier indice pour ceux qui veulent
y lire la possibilité d'une souffrance pendant les années
de Staline. Mais il faut le vouloir... À ceux qui déchiffrent
le doute, les critiques communistes répondent que ces poèmes
n'ont rien de politique. La situation se trouve d'autant plus délicate,
qu'au moment où paraît le Roman inachevé, les
chars soviétiques entrent à Budapest. Aragon doit
monter au créneau pour empêcher le Comité National
des Écrivains de protester. Il se trouve renvoyé au
rôle d'un gardien du temple.
Deux ans plus tard, la Semaine sainte, en revanche, est l'occasion
du grand retour. À peine troublée par la seule voix
discordante d'un Maurice Nadeau, porte-parole du soupçon
persistant du surréalisme dont il est l'historien, la critique
est dithyrambique et les lecteurs très nombreux. Le Roman
inachevé avait beau inaugurer la thématique de la
souffrance du poète-pris-dans-le-siècle-cruel, qui
se développe par la suite et culmine dans la Mise à
mort de 1965, le recueil ne s'en rattache pas moins avant tout,
par la forme et l'intention, au cycle ouvert par le Crève-coeur.
La Semaine sainte, elle, est beaucoup plus que cela. Elle est au
roman ce que ce même Crève-coeur avait été
en son temps à la poésie d'Aragon : le renouveau fondateur
d'une forme déjà pratiquée, l'espace des possibles
à nouveau largement réouvert.
Mais justement. Couvert de louanges sur le thème du «
retour » de l'écrivain, Aragon court le risque de voir
cet enthousiasme du champ littéraire remettre en question
sa position politique. Il lui faut redoubler de prudence et d'habilité.
On aura beau s'efforcer d'en trouver l'origine dans certains vers
de la Diane française ou dans le culte de Stendhal, la Semaine
sainte crée la surprise. Appuyé sur le jeune cavalier-peintre
Théodore Géricault qui fuit avec Louis XVIII le retour
de Bonaparte, ce roman des Cent jours de 1815 joue sur la liberté
qu'autorise la mise à distance temporelle, à rebours
des romans du « Monde réel » qui tendaient au
contraire à se rapprocher d'un présent sulfureux.
Pour éviter qu'on y lise la mise à distance politique,
Aragon multiplie articles et conférences, s'affiche avec
Thorez à la Mutualité, répétant partout
qu'entre la Semaine sainte et les Communistes, c'est la continuité
qui l'emporte. Encore une fois, il lui faut batailler pour tenter
d'imposer l'évidence que tout semble démentir. Commençant
par réunir en volume ses protestations de continuité
dans J'abats mon jeu (1959), il redouble de présence dans
la presse politique du parti en tenant la chronique « Aragon
vous parle » dans France Nouvelle. Il y décline sur
tous les tons la nécessité pour le parti de suivre
l'exemple de Moscou. En 1961, pourtant, Thorez triomphe des «
khrouchtche-viens » du PCF. Aragon qui s'est affiché
à leurs côtés fait le dos rond.
1961 et 1962 sont des années de
retrait. Aragon entre en silence, comme pour calmer le jeu qui s'est
emballé depuis 58 et qui menace de lui échapper. Laissant
passer l'orage d'une Semaine sainte à la fois prometteuse
et dangereuse, et celui des remous politiques internes au PCF, il
s'abîme dans le travail de documentation que lui demandent
l'Histoire de l'URSS que lui ont commandée les Presses de
la Cité, et l'exploration de la littérature arabe
qui va donner le Fou d'Elsa.
Désormais, Aragon va s'employer à séparer les
genres, en menant d'un côté une carrière littéraire
relancée et de l'autre, en exerçant les fonctions
politiques qu'il n'est pas question d'abandonner. Il se replie pour
cela sur les Lettres Françaises. Il faut dire un mot de cet
hebdomadaire culturel qu'il dirige entre 1953 et 1972. Aragon y
fut associé dès sa naissance clandestine en 1941-1942,
au même titre qu'à celle du Comité National
des Écrivains. Pendant la guerre et à la Libération,
il en suit cependant l'évolution à distance. Il y
reprend pied plus directement après 1947, quand le PCF en
acquiert le contrôle, et plus encore quand il en devient directeur
en 1953. Il s'emploie, dès lors, à en faire sa chose
propre, achevant de le couper du CNÉ d'une part, et s'efforçant
d'autre part, de réunir une nouvelle rédaction stable
dont les rapports avec le parti se réduisent peu à
peu à sa seule personne. Dès lors que depuis son journal,
Aragon touche à la fois les lecteurs communistes qui sont
restés, ceux des « Pays de l'Est » où
il est diffusé, et le nouveau public, plus jeune et moins
politique qu'il s'attire dans les années 60, il dispose de
l'instrument idéal pour mener le double ou le triple jeu
qui est le sien. Parler depuis la même tribune aux trois publics
dont il cherche l'audience alors qu'il s'agit de séparer
les genres et de mettre à distance la politique et la littérature,
n'est qu'un paradoxe apparent. Si handicap il y a, c'est la position
même d'Aragon qui le veut. Les Lettres, elles, sont le moyen
de dépasser l'éclatement des rôles par l'unité
de lieu.
Car s'il y est toujours question d'art et de littérature,
il n'y a pas pour autant unité de parole. Poursuivant la
contrebande entamée par « la Nuit de Moscou »,
Aragon joue avec les mots pour permettre une pluralité de
discours. Par les hommages à ses amis disparus, ses discours
publiés, ses préfaces reprises ou les pré-publications,
il glisse ici ou là les messages politiques qu'il cherche
à faire passer, dans le sens de « l'ouverture »
qu'il défend et dont il a besoin pour desserrer la contrainte
et continuer à jouer. Au moins autant que dans les «
oeuvres », il exerce là son talent de virtuose.
À côté de la tribune des Lettres, l'autre moyen
de concilier les contraires, c'est le thème littéraire
d'Elsa à l'époque de la plus grande mise en scène
du couple.