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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

L'équilibriste

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L'équilibriste

La charnière des années 50 et 60 est un tournant pour Aragon, au point qu'on a dit (Pierre Daix) qu'avec la Semaine sainte commençait, en 1958, une « troisième carrière ». L'enjeu de ce tournant, c'est de réussir durablement ce qui n'avait pu l'être à la Libération : desserrer la contrainte qui pèse réciproquement sur ses activités politiques et littéraires. À la différence de la rupture qui sépare la première carrière surréaliste de la deuxième réaliste (et / ou communiste), il s'agit au contraire de construire une continuité. C'est pendant cette période qui sépare la mort de Staline en 1953, de celle de Thorez en 1964 qu'Aragon donne la pleine mesure de sa capacité à jouer avec les contraintes.

Le jeu est d'autant plus délicat qu'il se développe sur trois niveaux : dans le champ littéraire français, à l'intérieur du PCF, et sur la scène soviétique. Car la mort de Staline d'abord, et surtout la déstalinisation qui commence avec le rapport Khrouchtchev de 1956, créent les conditions d'un décalage entre Paris et Moscou. C'est sur ce décalage que peut se déployer le jeu.
Avant de connaître un retour fracassant sur la scène littéraire avec son roman de 1958, Aragon a d'abord conforté sa position dans le monde communiste. En France, le plus dur est passé après 1953. Dès l'année suivante, il est élu membre à part entière du comité central. La même année 1954, il participe au deuxième congrès des écrivains soviétiques, vingt ans après le premier. Pendant la Guerre Froide, Aragon et Elsa sont restés proches de l'Union Soviétique. Ils y sont partis dès septembre 1945, retournés en 1947, puis encore en 1951. Le fait qu'Aragon est depuis 1950 vice-président du prix Staline ne compte pas pour rien dans le crédit, alors fragile, qu'il a au PCF. Recevant lui-même ce qui est devenu le prix Lénine en 1957, il s'y trouve conforté. Réalisant sur place, dès 1954, qu'il se passe quelque chose à Moscou, il peut anticiper ce qui ne s'appelle pas encore « déstalinisation ». Il serait possible de multiplier les termes de comparaison entre les années 30 et la fin des années 50. Aragon, dans les deux cas, peut faire figure d'apôtre de l'ouverture. Comme alors, il reprend le rôle de passeur entre l'URSS et la France. Il publie Littératures soviétiques chez Denoël en 1955, et ouvre l'année suivante une collection du même titre aux Éditions Gallimard. En s'appuyant ainsi sur les changements qui ont cours en URSS, il cherche à faire souffler le vent de la déstalinisation dans le PCF. Autant par conviction sans doute que par nécessité, car c'est le moyen de sortir du ghetto.

Mais dans sa volonté de ne rien lâcher, et de garder dans la main tous les fils, il marche sur des oeufs. Car dans un parti où les nerfs sont à fleur de peau, il faut mettre en question les « erreurs » de la période précédente sans pour autant donner le sentiment de rompre ; s'appuyer sur Khrouchtchev, sans lâcher Thorez qui voit d'un mauvais oeil la critique du « culte de la personnalité » dont il sent bien qu'elle pourrait lui être retournée. Comme au temps de la guerre la poésie permet le jeu subtil d'une nouvelle contrebande. Publiée d'abord seule, puis reprise dans le Roman inachevé, « la Nuit de Moscou » est un premier indice pour ceux qui veulent y lire la possibilité d'une souffrance pendant les années de Staline. Mais il faut le vouloir... À ceux qui déchiffrent le doute, les critiques communistes répondent que ces poèmes n'ont rien de politique. La situation se trouve d'autant plus délicate, qu'au moment où paraît le Roman inachevé, les chars soviétiques entrent à Budapest. Aragon doit monter au créneau pour empêcher le Comité National des Écrivains de protester. Il se trouve renvoyé au rôle d'un gardien du temple.
Deux ans plus tard, la Semaine sainte, en revanche, est l'occasion du grand retour. À peine troublée par la seule voix discordante d'un Maurice Nadeau, porte-parole du soupçon persistant du surréalisme dont il est l'historien, la critique est dithyrambique et les lecteurs très nombreux. Le Roman inachevé avait beau inaugurer la thématique de la souffrance du poète-pris-dans-le-siècle-cruel, qui se développe par la suite et culmine dans la Mise à mort de 1965, le recueil ne s'en rattache pas moins avant tout, par la forme et l'intention, au cycle ouvert par le Crève-coeur. La Semaine sainte, elle, est beaucoup plus que cela. Elle est au roman ce que ce même Crève-coeur avait été en son temps à la poésie d'Aragon : le renouveau fondateur d'une forme déjà pratiquée, l'espace des possibles à nouveau largement réouvert.
Mais justement. Couvert de louanges sur le thème du « retour » de l'écrivain, Aragon court le risque de voir cet enthousiasme du champ littéraire remettre en question sa position politique. Il lui faut redoubler de prudence et d'habilité.
On aura beau s'efforcer d'en trouver l'origine dans certains vers de la Diane française ou dans le culte de Stendhal, la Semaine sainte crée la surprise. Appuyé sur le jeune cavalier-peintre Théodore Géricault qui fuit avec Louis XVIII le retour de Bonaparte, ce roman des Cent jours de 1815 joue sur la liberté qu'autorise la mise à distance temporelle, à rebours des romans du « Monde réel » qui tendaient au contraire à se rapprocher d'un présent sulfureux. Pour éviter qu'on y lise la mise à distance politique, Aragon multiplie articles et conférences, s'affiche avec Thorez à la Mutualité, répétant partout qu'entre la Semaine sainte et les Communistes, c'est la continuité qui l'emporte. Encore une fois, il lui faut batailler pour tenter d'imposer l'évidence que tout semble démentir. Commençant par réunir en volume ses protestations de continuité dans J'abats mon jeu (1959), il redouble de présence dans la presse politique du parti en tenant la chronique « Aragon vous parle » dans France Nouvelle. Il y décline sur tous les tons la nécessité pour le parti de suivre l'exemple de Moscou. En 1961, pourtant, Thorez triomphe des « khrouchtche-viens » du PCF. Aragon qui s'est affiché à leurs côtés fait le dos rond.

1961 et 1962 sont des années de retrait. Aragon entre en silence, comme pour calmer le jeu qui s'est emballé depuis 58 et qui menace de lui échapper. Laissant passer l'orage d'une Semaine sainte à la fois prometteuse et dangereuse, et celui des remous politiques internes au PCF, il s'abîme dans le travail de documentation que lui demandent l'Histoire de l'URSS que lui ont commandée les Presses de la Cité, et l'exploration de la littérature arabe qui va donner le Fou d'Elsa.
Désormais, Aragon va s'employer à séparer les genres, en menant d'un côté une carrière littéraire relancée et de l'autre, en exerçant les fonctions politiques qu'il n'est pas question d'abandonner. Il se replie pour cela sur les Lettres Françaises. Il faut dire un mot de cet hebdomadaire culturel qu'il dirige entre 1953 et 1972. Aragon y fut associé dès sa naissance clandestine en 1941-1942, au même titre qu'à celle du Comité National des Écrivains. Pendant la guerre et à la Libération, il en suit cependant l'évolution à distance. Il y reprend pied plus directement après 1947, quand le PCF en acquiert le contrôle, et plus encore quand il en devient directeur en 1953. Il s'emploie, dès lors, à en faire sa chose propre, achevant de le couper du CNÉ d'une part, et s'efforçant d'autre part, de réunir une nouvelle rédaction stable dont les rapports avec le parti se réduisent peu à peu à sa seule personne. Dès lors que depuis son journal, Aragon touche à la fois les lecteurs communistes qui sont restés, ceux des « Pays de l'Est » où il est diffusé, et le nouveau public, plus jeune et moins politique qu'il s'attire dans les années 60, il dispose de l'instrument idéal pour mener le double ou le triple jeu qui est le sien. Parler depuis la même tribune aux trois publics dont il cherche l'audience alors qu'il s'agit de séparer les genres et de mettre à distance la politique et la littérature, n'est qu'un paradoxe apparent. Si handicap il y a, c'est la position même d'Aragon qui le veut. Les Lettres, elles, sont le moyen de dépasser l'éclatement des rôles par l'unité de lieu.
Car s'il y est toujours question d'art et de littérature, il n'y a pas pour autant unité de parole. Poursuivant la contrebande entamée par « la Nuit de Moscou », Aragon joue avec les mots pour permettre une pluralité de discours. Par les hommages à ses amis disparus, ses discours publiés, ses préfaces reprises ou les pré-publications, il glisse ici ou là les messages politiques qu'il cherche à faire passer, dans le sens de « l'ouverture » qu'il défend et dont il a besoin pour desserrer la contrainte et continuer à jouer. Au moins autant que dans les « oeuvres », il exerce là son talent de virtuose.
À côté de la tribune des Lettres, l'autre moyen de concilier les contraires, c'est le thème littéraire d'Elsa à l'époque de la plus grande mise en scène du couple.

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