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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

Le poète national Le politique 1

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Le poète national
Le politique 1

Si le principe et la difficulté du double-jeu relèvent avant tout des profondes divergences entre la politique et le littéraire qui possèdent chacun leurs rythmes et leurs enjeux propres, il faut cependant convenir que la Guerre Froide est pour beaucoup dans l'échec de ce jeu trouble où Aragon a déjà donné la mesure de son art. Il n'y aura pas de seconde Drôle de guerre, comme une respiration permettant de trouver un moyen de sortir de la pression du Pacte germano-soviétique. Quand la Guerre Froide éclate en 1947, l'écrivain est en pleine lumière, pris dans une actualité sur laquelle il a du mal à imprimer sa marque originale. Parler d'une « heure du choix » n'aurait guère de sens tant le choix va de soi et qu'il est déjà fait.
Pour Aragon, la poésie nationale représente, on l'a vu, la volonté de s'inscrire dans la continuité de la guerre. L'autre continuité possible, celle des romans du « Monde réel », est déjà condamnée quand éclatent au grand jour les tensions politiques. Aurélien, le roman écrit pendant la guerre, est publié en 1945 dans une indifférence générale. Tout comme les Voyageurs de l'impériale, achevés en 1939, mais qui ont dû attendre 1947 pour être publiés dans leur version intégrale. Ce n'est que bien plus tard qu'Aurélien sera tiré de l'oubli initial pour devenir le monument littéraire qu'on célèbre aujourd'hui. Le roman, dont il est convenu de dire qu'il est celui où l'auteur a versé le plus de lui-même, à la faveur sans doute des circonstances de la guerre et du choc de la disparition de sa mère en 1942, sera en effet reçu bien plus tard comme un roman d'amour - ce qu'il est, bien sûr - et à la faveur d'un oubli de son contenu positif, de sa « morale » politique - qu'il contient aussi. Car Aurélien est le roman d'un double échec, amoureux et politique, dès lors que sa figure centrale perd à la fois Bérénice et l'occasion d'une rupture salutaire : contrairement à l'Armand Barbentane des Beaux Quartiers, Aurélien est celui qui accepte d'endosser les habits du bourgeois et d'entrer dans l'usine que sa classe le destine à diriger. On ne peut s'empêcher de voir dans cette lecture sélective et tardive qui ne retient que l'amour d'Aurélien et de Bérénice, une forme de contrebande inversée, en tous points opposée à celle des poèmes de guerre où la chanson d'Elsa permettait de faire passer le « message » politique...

Dans l'immédiat, le « Monde réel » est dans l'impasse, à contretemps de ce qu'attendent ses éventuels lecteurs. À ceux qui, dans le champ littéraire, reprochent au poète ses vers « de circonstances », s'opposent, dans le parti, ceux qui s'étonnent de la futilité du romancier. Les Communistes formeront sa réponse aux derniers, montrant aussi par là ceux qu'il choisit de contenter, choix redoublé d'ailleurs par celui de l'éditeur, la Bibliothèque Française et non pas Gallimard.

La fin des années 40 et le début des années 50 sont les plus politiques d'Aragon. Disant cela, il faut bien faire comprendre qu'il ne s'agit pas d'un investissement politique particulièrement intense, ou d'un rôle politique spécialement important. La fin des années 50 et le début des années 60 seront, de ce point de vue, au moins autant politiques que celles-là. Et peut-être plus encore. Si Aragon est politique à cette époque, c'est surtout parce que ses écrits littéraires le sont plus qu'à aucune autre époque. Affichés et lus comme tels.
Il faut encore revenir sur l'idée qu'il n'est pas un compagnon de route, un intellectuel qui a choisi de « s'engager » auprès de la cause communiste. Il est communiste de l'intérieur, d'une manière organique. Et s'il n'est pas que cela, le reste se trouve réduit à la portion congrue pendant les années de Guerre Froide.
La reprise en main du quotidien Ce Soir illustre la pression des événements et la logique de son rôle en période de tensions politiques. Ayant retrouvé le journal en septembre 1944, il s'était empressé de se débarrasser de cette charge, trop peu littéraire sans doute à son goût. Mais à la mort de Jean-Richard Bloch en 1947, l'impératif de servir s'impose à nouveau et il faut accéder à la demande du parti qui lui demande de reprendre son poste. Aragon entre donc en Guerre Froide sur un poste politiquement exposé et sensible. Bien sûr, il contribue largement à la défense de la paix, bannière sous laquelle le parti communiste rassemble les intellectuels. Aragon donne ainsi sa Naissance de la paix par René Descartes en 1949, prononce « la Lumière et la paix » au congrès international des intellectuels de 1951, et encore un grand discours au congrès mondial de la paix à Vienne en 1952. Mais ce sont d'autres que lui qui organisent le combat des compagnons de route, et c'est Elsa Triolet qui s'investit surtout dans l'animation du Comité National des Écrivains. Lui passe l'essentiel de son temps à Ce Soir.
Élu membre suppléant du comité central à l'issue du congrès de 1950, il occupe désormais une fonction politique officielle. Mais il est propulsé dans les jeux politiques du parti au pire moment, car presque aussitôt, Thorez est frappé d'hémorragie cérébrale. Son départ en URSS où il se fait soigner pendant presque trois ans prive Aragon du principal soutien qu'il a dans le parti. Critiqué pour la ligne d'ouverture qu'il avait incarnée, il est dans une situation politique délicate à l'heure des crispations et du repli sur l'ouvriérisme. Au début de 1953, la fin de Ce soir et la reprise des Lettres Françaises pourraient être le signe d'une certaine distanciation politique. Mais c'est juste à ce moment qu'éclate la crise interne, à l'occasion de la publication par les Lettres Françaises, en mars 1953, d'un hommage à Staline qui vient de mourir : son portrait en « une » par Picasso est considéré de l'intérieur comme un véritable scandale. Picasso a dessiné un Staline jeune aux traits durs, loin de l'image du « Père des peuples ». Directement visé par un communiqué public du secrétariat, Aragon se livre alors à une autocritique, publique elle-aussi.
Il faut être Pierre Daix, et avoir travaillé quinze ans avec Aragon pour pouvoir dire que l'affaire du portrait touche le lien affectif noué avec le parti. Elle révèle en tout cas après-coup le sens des gages accumulés auparavant pour prouver qu'Aragon avait choisi son camp. Car pendant les années de Guerre Froide, c'est en multipliant les signes publiques de rupture avec le champ littéraire qu'il a manifesté son appartenance au PC. On peut penser, en effet, ce qu'on veut de l'éloge de Jdanov de septembre 1948, il peut être lu comme une position politique cohérente avec son engagement. Même la défense des thèses de Lyssenko et de la science prolétarienne dont celui-ci est le porte-parole, peut se comprendre, pour surprenante qu'elle soit, comme l'acte politique d'un croyant. Mais le sommet dans la rupture, ce sont les Communistes. Le roman, dont la publication commence en 1949 pour s'interrompre en 1952, est la faute suprême selon les règles du champ littéraire. Prendre pour sujet, en pleine Guerre Froide, la période douteuse d'après le Pacte germano-soviétique qu'il faudrait justement s'efforcer d'oublier, c'est profaner le roman pour en faire l'instrument du débat politique. Et y peindre Nizan et sa femme sous les traits d'un couple abject de traîtres, c'est se peindre soi-même comme celui qui méprise le jugement de ses pairs.

Il y a en effet un instinct suicidaire chez celui qui, sans être l'auteur de la « liste noire » de l'épuration littéraire, s'en fait pourtant l'exécuteur principal au point d'en devenir l'auteur dans les mémoires. De même, reprendre à son compte, en littérature, les calomnies contre Nizan lancée par Thorez et dénoncées par Sartre, c'est pratiquer une forme de « persiste et signe » qui s'apparente à de l'auto-mutilation et qui n'est pas sans rappeler la période surréaliste. On a le droit de s'étonner et de trouver curieuses les règles du champ littéraire. Il n'en reste pas moins que de toutes les marques accumulées d'appartenance politique, les Communistes sont celles qui portent le plus loin. Au point de s'obliger, par la suite, à faire ce geste unique dans l'histoire littéraire : réécrire totalement le roman.

En 1953, Aragon n'en est pas là. Apportant sa contribution au culte de la personnalité, il salue le retour de Thorez par un poème donné à l'Humanité. « Il revient » est aussi l'expression d'un soulagement puisque c'en est fini de la crise interne au parti qui l'a profondément marquée. Mais une page est tournée. Les poèmes des Yeux et la mémoire (Gallimard, 1954) où le parti est encore présent comme celui que l'on sert, marque une première étape d'un retour sur soi. Ils préparent le Roman inachevé (Gallimard, 1956). Avant 1953, Aragon coupait les ponts. Après cette date, il commence au contraire à tendre des perches. La préface qu'Etiemble donnera en 1966 au Roman inachevé, dix ans après la première édition, montrera qu'elles auront été saisies. Mais avant qu'on puisse ainsi célébrer le « retour » d'Aragon, il aura fallu faire un grand numéro d'équilibriste.

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