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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

Le poète national

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Le poète national

Aragon collectionne les postures paradoxales. Le contraste est ainsi frappant entre une entrée en guerre catastrophique, très vite rétablie grâce au combat contre l'Occupant, et la Libération, qui loin de constituer le triomphe que ce combat semblait autoriser, va le mettre au contraire en total porte-à-faux. On pourrait dire ainsi qu'il possède au même degré l'art de se sortir des pires situations et celui de gâcher les plus prometteuses. Façon de parler, bien entendu, puisque ce n'est que l'effet contraignant de la double appartenance au Parti communiste et au champ littéraire.
La Libération s'annonçait pourtant bien pour celui qui incarne par excellence la Résistance littéraire. Alors qu'avant-guerre il n'était qu'au premier rang des seconds rôles, derrière Barbusse, Gide ou Rolland, il se trouve désormais au premier plan. C'est le poète national. Avec sa poésie de la guerre bien plus qu'avec les romans du « Monde réel », il a trouvé l'expression littéraire de son engagement politique. Il faut comprendre cela au sens où il a trouvé un ton et une forme qui lui permettent de s'inscrire dans une continuité à la fois politique et littéraire : celle de la nation.
Avant-guerre, il avait orienté le « réalisme socialiste » venu d'URSS en « réalisme national » ; pendant la guerre, il avait fait de Matisse un monument national (Matisse en France, 1943), et contribué à réunir sous la bannière de « l'esprit français » quelques gloires littéraires consacrées et ces jeunes poètes, à l'image d'un Pierre Seghers dont la devise de la revuePoésie était « maintenir ». C'est tout naturellement qu'il ouvre, après Éluard, la nouvelle collection « Poètes d'aujourd'hui » du même Seghers. Le voilà donc inscrit dans l'histoire littéraire.
Et que cette inscription-là soit d'abord poétique est d'autant plus important qu'il se trouve, sur ce point, en complète harmonie avec la culture littéraire de ses camarades communistes. Quand « la Rime en 40 » proclame que « nous sommes à la veille d'une période aussi riche et aussi neuve que le fût l'ère romantique », il jette ainsi un pont vers la référence centrale des militants communistes, forgée par l'école et la mythologie révolutionnaire du XIXe siècle. L'indiscutable modèle, c'est Victor Hugo (Avez-vous lu Victor Hugo ?, Éditeurs Français Réunis, 1952 ; et Hugo poète réaliste, Éditions sociales, 1952). En revanche, lorsqu'en 1954 il y aura la Lumière de Stendhal, et qu'Aragon reviendra sur les maîtres romanciers que sont pour lui l'auteur du Rouge et le Noir ou Maurice Barrès, ceci peut être considéré comme une première mise à distance entre la culture de son parti et celle dont il se réclame.

On comprend aisément que dans un tel contexte, Aragon s'acharne à prolonger la guerre. En 1945, la publication de la Diane française chez Seghers, est le point d'orgue et d'ancrage de la figure-Aragon des années qui vont suivre. Il y reprend les poèmes de guerre, ceux consacrés au journaliste et député communiste Gabriel Péri comme la « Ballade de celui qui chanta sous les supplices »,
Et si c'était à refaire
Je referai ce chemin...
pour finir par « Du poète à son parti »
Mon parti m'a rendu mes yeux et ma mémoire...

Jusqu'au recueil des Poètes, en 1960, Aragon cultive cette image de « Témoin des martyrs ». Cérémonies, hommages, conférences... ; à l'UNESCO, à Oradour, pour la mémoire de Danielle Casanova... Il peut d'autant mieux croire au bon droit de ses choix qu'il a vu revenir ceux qu'il avait quitté : Tristan Tzara avant la guerre, Paul Éluard pendant la guerre, et ce Desnos dont il cultive le souvenir en chantant le sacrifice. Dans un autre registre, il peut se prévaloir des jeunes poètes qui suivent son modèle : il les réunit dans une anthologie en 1954, justement intitulée Journal d'une poésie nationale.
Mais à cinquante ans, Aragon ne peut être une icône. Le culte du souvenir participe d'une volonté d'inscrire dans la continuité les circonstances exceptionnelles de la guerre. C'est tout le sens de la survie, après 1944, des institutions de la Résistance littéraire : le Comité National des Écrivains et les Lettres Françaises, vont durer encore plus de vingt ans. Aragon y joue un rôle clé, perpétuant un certain goût du pouvoir et le talent pour l'exercer.
C'est là que réside la contradiction de sa position, et l'inconfort de celui qui l'occupe. Inconfort relatif, puisque les institutions durent et qu'il en garde le contrôle. L'installation du CNÉ dans les locaux de la rue de l'Élysée, tout proche du pouvoir républicain, semblent en faire une institution d'État. Le succès mondain de ses ventes annuelles de livres lui confèrent l'apparence d'un lieu central de la vie littéraire parisienne et nationale. L'accueil qu'il ménage aux jeunes poètes qu'il contribue à lancer et aux nouveaux écrivains qui le rejoignent donne le sentiment d'une institution vivante par delà le moment fondateur de la guerre. Mais l'ensemble de ces succès auxquels Aragon est intimement lié, masquent en réalité une forme d'échec initial.

Dès 1946, l'alliance s'est brisée avec le départ de Jean Paulhan, et avec lui du capital accumulé par la maison NRF. En 1948, l'exclusion de Mauriac pour avoir refusé de se plier à la règle qui place en quarantaine les écrivains « collaborateurs », achève de donner à l'épineuse question de l'épuration littéraire le caractère d'un clivage fondateur. Les crises de la Guerre Froide, sur l'antisémitisme des Procès de Prague en 1953 d'abord, et à propos de Budapest en 1956 ensuite, rejettent le CNÉ du côté de ce qu'il s'agissait justement d'éviter. Les défenseurs de « l'esprit français » deviennent compagnons de route, terme consacré pour désigner ceux qui soutiennent le camp « progressiste », c'est à dire communiste.

Toutes les contradictions de la position d'Aragon se révèlent alors. Loin d'être la base conquérante d'un profond renouveau du champ littéraire, la poésie résistante devient vite ce qu'il s'agit de défendre. Répondant à l'Honneur des poètes publié pendant la guerre aux Éditions de Minuit, et largement réédité après la Libération, le Déshonneur des poètes de Benjamin Péret n'est apparemment qu'une piqûre de mouche confidentielle, lancée depuis Mexico par un surréalisme largement marginal. Mais David a ceci de plus que Goliath qu'il exprime en profondeur le jugement du champ littéraire. Il fallait plus d'une Occupation pour changer la poésie, et revenir sur la très longue histoire de la séparation entre les poètes qu'on apprend à l'École et ceux qu'on lit dans les petites revues. Le « poète national » des années d'après-guerre entre en contradiction avec cette histoire-là.
On aurait tort de croire, donc, que tout s'explique par la Guerre Froide, et que les « événements » sont les seuls responsables du déchirement du poète. On saisit après-coup combien chimérique pouvait être l'idée de prolonger longtemps la réunion symbolique de Thorez et Gallimardqu'Aragon met en scène dans l'Homme communiste, le recueil où il mêle sous la fameuse couverture blanche, un hommage à Vaillant-Couturier qui guida ses premiers pas dans la presse et le parti, la reprise des textes clandestins du « Témoin des martyrs » dénonçant la mort de Péri et celle des otages de Chateaubriand, et un hymne à la gloire de « Maurice Thorez et la France ». En 1948 encore, il donne à Gallimard un Nouveau Crève-coeur dont le titre dit bien la volonté de faire durer les années 1939-1941. Mais la critique est assassine, et sur le plan éditorial, il fait d'ores et déjà le partage entre ce qu'il destine au grand éditeur parisien et ce qu'il réserve aux maisons d'édition du parti : Bibliothèque Française, Éditeurs Français Réunis, Éditions sociales. Le dédoublement éditorial est l'indice le plus sûr d'un double jeu problématique.
On comprend bien, dès lors, les paradoxes d'Aragon. Plus il s'échine à se dire « le Témoin des martyrs », puis il est renvoyé à l'image du Fouquier-Tinville épurateur des lettres. Plus il dit « national » plus on entend « communiste ». Finalement, les années d'après-guerre d'Aragon disent une évidence : on n'invente pas de toute pièce une place inexistante et un rôle impossible.
Ce qu'invente néanmoins Aragon pendant ces années-là, c'est un ton : « vous pouvez bien me dire... », « vous n'y comprenez rien... », « vous ne m'empêcherez pas... ». Les articles qu'il écrit, ceux d'Europe par exemple, réunis sous le titre des Chroniques du bel canto, garderont très longtemps ce ton inimitable de l'Aragon journaliste, l'expression durable d'une posture impossible.

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