Aragon
collectionne les postures paradoxales. Le contraste est ainsi frappant
entre une entrée en guerre catastrophique, très vite
rétablie grâce au combat contre l'Occupant, et la Libération,
qui loin de constituer le triomphe que ce combat semblait autoriser,
va le mettre au contraire en total porte-à-faux. On pourrait
dire ainsi qu'il possède au même degré l'art
de se sortir des pires situations et celui de gâcher les plus
prometteuses. Façon de parler, bien entendu, puisque ce n'est
que l'effet contraignant de la double appartenance au Parti communiste
et au champ littéraire.
La Libération s'annonçait pourtant bien pour celui
qui incarne par excellence la Résistance littéraire.
Alors qu'avant-guerre il n'était qu'au premier rang des seconds
rôles, derrière Barbusse, Gide ou Rolland, il se trouve
désormais au premier plan. C'est le poète national.
Avec sa poésie de la guerre bien plus qu'avec les romans
du « Monde réel », il a trouvé l'expression
littéraire de son engagement politique. Il faut comprendre
cela au sens où il a trouvé un ton et une forme qui
lui permettent de s'inscrire dans une continuité à
la fois politique et littéraire : celle de la nation.
Avant-guerre, il avait orienté le « réalisme
socialiste » venu d'URSS en « réalisme national
» ; pendant la guerre, il avait fait de Matisse un monument
national (Matisse en France, 1943), et contribué à
réunir sous la bannière de « l'esprit français
» quelques gloires littéraires consacrées et
ces jeunes poètes, à l'image d'un Pierre Seghers dont
la devise de la revuePoésie était « maintenir
». C'est tout naturellement qu'il ouvre, après Éluard,
la nouvelle collection « Poètes d'aujourd'hui »
du même Seghers. Le voilà donc inscrit dans l'histoire
littéraire.
Et que cette inscription-là soit d'abord poétique
est d'autant plus important qu'il se trouve, sur ce point, en complète
harmonie avec la culture littéraire de ses camarades communistes.
Quand « la Rime en 40 » proclame que « nous sommes
à la veille d'une période aussi riche et aussi neuve
que le fût l'ère romantique », il jette ainsi
un pont vers la référence centrale des militants communistes,
forgée par l'école et la mythologie révolutionnaire
du XIXe siècle. L'indiscutable modèle, c'est Victor
Hugo (Avez-vous lu Victor Hugo ?, Éditeurs Français
Réunis, 1952 ; et Hugo poète réaliste, Éditions
sociales, 1952). En revanche, lorsqu'en 1954 il y aura la Lumière
de Stendhal, et qu'Aragon reviendra sur les maîtres romanciers
que sont pour lui l'auteur du Rouge et le Noir ou Maurice Barrès,
ceci peut être considéré comme une première
mise à distance entre la culture de son parti et celle dont
il se réclame.
On comprend aisément que dans un
tel contexte, Aragon s'acharne à prolonger la guerre. En
1945, la publication de la Diane française chez Seghers,
est le point d'orgue et d'ancrage de la figure-Aragon des années
qui vont suivre. Il y reprend les poèmes de guerre, ceux
consacrés au journaliste et député communiste
Gabriel Péri comme la « Ballade de celui qui chanta
sous les supplices »,
Et si c'était à refaire
Je referai ce chemin...
pour finir par « Du poète à son parti »
Mon parti m'a rendu mes yeux et ma mémoire...
Jusqu'au recueil des Poètes, en
1960, Aragon cultive cette image de « Témoin des martyrs
». Cérémonies, hommages, conférences...
; à l'UNESCO, à Oradour, pour la mémoire de
Danielle Casanova... Il peut d'autant mieux croire au bon droit
de ses choix qu'il a vu revenir ceux qu'il avait quitté :
Tristan Tzara avant la guerre, Paul Éluard pendant la guerre,
et ce Desnos dont il cultive le souvenir en chantant le sacrifice.
Dans un autre registre, il peut se prévaloir des jeunes poètes
qui suivent son modèle : il les réunit dans une anthologie
en 1954, justement intitulée Journal d'une poésie
nationale.
Mais à cinquante ans, Aragon ne peut être une icône.
Le culte du souvenir participe d'une volonté d'inscrire dans
la continuité les circonstances exceptionnelles de la guerre.
C'est tout le sens de la survie, après 1944, des institutions
de la Résistance littéraire : le Comité National
des Écrivains et les Lettres Françaises, vont durer
encore plus de vingt ans. Aragon y joue un rôle clé,
perpétuant un certain goût du pouvoir et le talent
pour l'exercer.
C'est là que réside la contradiction de sa position,
et l'inconfort de celui qui l'occupe. Inconfort relatif, puisque
les institutions durent et qu'il en garde le contrôle. L'installation
du CNÉ dans les locaux de la rue de l'Élysée,
tout proche du pouvoir républicain, semblent en faire une
institution d'État. Le succès mondain de ses ventes
annuelles de livres lui confèrent l'apparence d'un lieu central
de la vie littéraire parisienne et nationale. L'accueil qu'il
ménage aux jeunes poètes qu'il contribue à
lancer et aux nouveaux écrivains qui le rejoignent donne
le sentiment d'une institution vivante par delà le moment
fondateur de la guerre. Mais l'ensemble de ces succès auxquels
Aragon est intimement lié, masquent en réalité
une forme d'échec initial.
Dès
1946, l'alliance s'est brisée avec le départ de
Jean Paulhan, et avec lui du capital accumulé par la
maison NRF. En 1948, l'exclusion de Mauriac pour avoir refusé
de se plier à la règle qui place en quarantaine
les écrivains « collaborateurs », achève
de donner à l'épineuse question de l'épuration
littéraire le caractère d'un clivage fondateur.
Les crises de la Guerre Froide, sur l'antisémitisme des
Procès de Prague en 1953 d'abord, et à propos
de Budapest en 1956 ensuite, rejettent le CNÉ du côté
de ce qu'il s'agissait justement d'éviter. Les défenseurs
de « l'esprit français » deviennent compagnons
de route, terme consacré pour désigner ceux qui
soutiennent le camp « progressiste », c'est à
dire communiste.
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Toutes les contradictions de la position
d'Aragon se révèlent alors. Loin d'être la base
conquérante d'un profond renouveau du champ littéraire,
la poésie résistante devient vite ce qu'il s'agit
de défendre. Répondant à l'Honneur des poètes
publié pendant la guerre aux Éditions de Minuit, et
largement réédité après la Libération,
le Déshonneur des poètes de Benjamin Péret
n'est apparemment qu'une piqûre de mouche confidentielle,
lancée depuis Mexico par un surréalisme largement
marginal. Mais David a ceci de plus que Goliath qu'il exprime en
profondeur le jugement du champ littéraire. Il fallait plus
d'une Occupation pour changer la poésie, et revenir sur la
très longue histoire de la séparation entre les poètes
qu'on apprend à l'École et ceux qu'on lit dans les
petites revues. Le « poète national » des années
d'après-guerre entre en contradiction avec cette histoire-là.
On aurait tort de croire, donc, que tout s'explique par la Guerre
Froide, et que les « événements » sont
les seuls responsables du déchirement du poète. On
saisit après-coup combien chimérique pouvait être
l'idée de prolonger longtemps la réunion symbolique
de Thorez et Gallimardqu'Aragon met en scène dans l'Homme
communiste, le recueil où il mêle sous la fameuse couverture
blanche, un hommage à Vaillant-Couturier qui guida ses premiers
pas dans la presse et le parti, la reprise des textes clandestins
du « Témoin des martyrs » dénonçant
la mort de Péri et celle des otages de Chateaubriand, et
un hymne à la gloire de « Maurice Thorez et la France
». En 1948 encore, il donne à Gallimard un Nouveau
Crève-coeur dont le titre dit bien la volonté de faire
durer les années 1939-1941. Mais la critique est assassine,
et sur le plan éditorial, il fait d'ores et déjà
le partage entre ce qu'il destine au grand éditeur parisien
et ce qu'il réserve aux maisons d'édition du parti
: Bibliothèque Française, Éditeurs Français
Réunis, Éditions sociales. Le dédoublement
éditorial est l'indice le plus sûr d'un double jeu
problématique.
On comprend bien, dès lors, les paradoxes d'Aragon. Plus
il s'échine à se dire « le Témoin des
martyrs », puis il est renvoyé à l'image du
Fouquier-Tinville épurateur des lettres. Plus il dit «
national » plus on entend « communiste ». Finalement,
les années d'après-guerre d'Aragon disent une évidence
: on n'invente pas de toute pièce une place inexistante et
un rôle impossible.
Ce qu'invente néanmoins Aragon pendant ces années-là,
c'est un ton : « vous pouvez bien me dire... », «
vous n'y comprenez rien... », « vous ne m'empêcherez
pas... ». Les articles qu'il écrit, ceux d'Europe par
exemple, réunis sous le titre des Chroniques du bel canto,
garderont très longtemps ce ton inimitable de l'Aragon journaliste,
l'expression durable d'une posture impossible.