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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

Guerre et poésie (2)

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Guerre et poésie (2)

Le Pacte Germano-soviétique, immédiatement suivi par la saisie de Ce Soir, la mobilisation et l'interdiction du Parti Communiste : autant de chocs qui ébranlent et mettent à mal la position d'Aragon. Du jour au lendemain, presque, il est privé de son journal, des contacts avec un parti dispersé, et se retrouve isolé dans le régiment qu'il rejoint. Il va vivre toute la guerre au rythme des événements qui s'imposent à lui : « Drôle de guerre » d'abord, puis Zone Sud au grand jour, et enfin clandestinité d'après novembre 1942. Aragon est entré dans la guerre comme un malfaiteur, lui qui se réfugie aux premiers jours de septembre 1939 à l'ambassade du Chili, pour fuir la vindicte de ceux qui pourchassent les « traîtres » communistes. Pendant les quelques jours où il y réside avant de gagner l'anonymat de son régiment, il achève ses Voyageurs de l'Impériale. De cette guerre, il en sort pourtant triomphant, installé tout en haut de la hiérarchie des lettres. L'idée qu'à l'extrême contrainte que font peser les circonstances de l'Occupation correspond aussi la possibilité d'une grande liberté est aujourd'hui devenue un lieu commun. Aragon - est-ce étonnant ? - joue comme un virtuose de ces contraintes et de cette liberté-là.

Mais là encore, les dispositions intimes n'expliquent pas tout, loin de là. La longue parenthèse de la guerre « drôle » d'avant la vraie guerre crée les conditions d'un rebondissement ultérieur. D'abord, il y a les retrouvailles avec Gallimard et la NRF de Paulhan. Sans aller jusqu'à dire que l'un explique directement l'autre, il est frappant de constater qu'à l'éclipse d'un Parti devenu brutalement lointain, correspond presque aussitôt le retour dans le giron littéraire des années d'avant la rupture. Aragon dira qu'il s'est tourné vers un Gaston Gallimard ignorant la rancune quand il s'agit des « ses » auteurs », pour assurer à Elsa la sécurité matérielle (et judiciaire, car il ne fait pas bon être russe en France dans ces temps l'alliance Hitler-Staline). Sentant venir la guerre, ils se sont d'ailleurs mariés en février 1939. Quelles qu'aient été ses motivations, Aragon retrouve d'abord avec la NRF le support idéal de la nouvelle poésie qu'il écrit dans l'isolement des cantonnements.

On a beaucoup écrit, et d'abord les témoins, sur l'étonnante renaissance poétique des années 40-44. La poésie n'était pas morte avant 39, bien entendu, mais elle avait beaucoup perdu de la place dominante exercée dans la littérature à l'époque du romantisme, ou encore du symbolisme. La guerre, avec la surveillance qu'elle provoque sur la prose qu'on censure, va redonner au vers la première place ; par le décalage immédiat de l'écriture poétique, le jeu qu'elle autorise avec les sens cachés. Pour le communiste Aragon, la clandestinité littéraire s'impose avant la défaite, pendant cette drôle de guerre au cours de laquelle il écrit les poèmes du Crève-coeur que la NRF commence à publier dès décembre 1939.
Il y a dans ce qu'il est convenu d'appeler la « réception » du Crève-coeur, une part de mystère qui n'a pas été totalement levée. Comment ces poèmes ont-ils aussitôt pu être lus comme signe de ralliement des communistes dispersés ? Et comment, après la défaite, ont-il pu être compris comme le refus de celle-ci et l'appel à résister ? On ne peut, après-coup, éviter de s'en remettre aux nombreux témoignages qui forgeront la légende de « l'honneur des poètes ». Certes, Aragon va lui-même livrer les clés qui ouvrent à la lecture qu'il souhaite et permettent la « contrebande » poétique dont il se fait le principal héraut. Dès avril 1940, il publie dans le petit « bulletin » de Pierre Seghers, Poètes Casqués, « la Rime en 40 » où il se réclame d'Apollinaire. Mais derrière les considérations techniques sur la versification, il faut être initié pour se souvenir qu'il y a plus de vingt ans, il glorifiait le même poète pour sa manière de dire la guerre sans en avoir l'air. Certes encore, il va plus loin l'année suivante dans la « Leçon de Ribérac » (Alger, Fontaine, juin 1941), puis dans la préface aux Yeux d'Elsa (Neufchâtel, Cahiers du Rhône, 1942) : là, il se réclame d'une tradition poétique nationale et de l'art médiéval du clus trover des poètes courtois. On peut penser qu'il pousse son lecteur à découvrir le sens caché de ses poèmes en disant qu'il « préfère le prestidigitateur qui brûle ses tours sitôt faits en les expliquant au public ». Mais on peut continuer à penser qu'il faut être grand clerc pour aller voir là-dedans l'appel à résister.

Et justement ! Ce sont d'abord les « clercs », les poètes eux-mêmes, qui sont ici visés. Car si l'on veut bien croire que « les Lilas et les Roses » que publie le Figaro en septembre 1940 ont été lus comme « le Temps des cerises de cette autre guerre perdue » (Pierre Daix), il va de soi que les poèmes et les articles publiés dans les petites revues que sont Poésie 40, 41... de Seghers, Confluence de Tavernier, Fontaine de Fouchet, ou les Cahiers du Rhône de Béguin, sont surtout destinés aux happy few. La preuve, en tout cas, que ceux-là peuvent comprendre est donnée par un Drieu La Rochelle qui a choisi les Allemands et qui dénonce en 1941 « tous ces appels à demi-mot qu'Aragon répand dans les revues littéraires et poétiques cousues de fil rouge pour la résistance ». La réponse d'Aragon est le poème « Plus belle que les larmes ». L'insistance avec laquelle Aragon rappellera par la suite cet épisode, tient sans doute à ce que Drieu avait montré combien efficace pouvait être la « poésie de contrebande », dès lors qu'elle avait été publiquement dénoncée.
On a le droit aujourd'hui de trouver dérisoire cette efficacité là, et les jeux des nouveaux troubadours. Ceci ne change rien à l'essentiel : une résistance littéraire dont l'objet est d'abord de mobiliser les écrivains, passe avant tout par l'invention des procédés littéraires de cette mobilisation. Les poèmes du Crève-coeur et des Yeux d'Elsa, comme les réflexions sur la technique du vers français ont précisément créé les conditions de cette mobilisation. Car, depuis mars 1941, Aragon a retrouvé le contact avec le Parti qui lui confie cette tâche. Le Comité National des Écrivains, les Lettres Françaises et les Éditions de Minuit sont surtout des entreprises parisiennes. Mais de la zone sud où il réside, et par les incessants voyages qu'il entreprend dans la France occupée, Aragon est celui par lequel s'articule cette résistance intellectuelle et littéraire qui recrute par le réseau-NRF et s'appuie sur l'appareil clandestin du Parti communiste.
Être le pivot autour duquel tout s'organise, chez ses pairs écrivains mais aussi au delà chez les médecins, les journalistes..., être la voix du champ littéraire auprès du Parti et la voix du Parti auprès des écrivains, c'est là, sans doute, la posture idéale qu'Aragon ne retrouvera jamais à ce point. Ce fractionnement des rôles est encore accentué par la pratique clandestine des pseudonymes. Pendant la guerre, Aragon est Aragon, mais aussi François La Colère, Blaise d'Ambérieux, Arnaud de Saint-Roman et « le Témoin des martyrs ».
À la Libération, il n'est plus qu'Aragon, mais il est désormais le poète national. Commence alors un jeu autrement difficile avec les contraintes accumulées, dès lors qu'il veut continuer à jouer tous les rôles.

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