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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982

Ruptures

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Ruptures

Au moment d'aborder le grand tournant qu'est pour lui le début des années 30, ce moment du passage douloureux du surréalisme à l'engagement communiste, il faut bien revenir sur la « volonté de roman » d'Aragon. À la suite d'un Roger Garaudy qui mettait le premier en question l'Itinéraire d'Aragon (1961) en posant le problème de cette fameuse rupture, Aragon a lui même lancé la formule en 1964, et elle a fait florès. On tenait là l'explication littéraire du mystère. C'est sur la Défense de l'infini qu'elle repose, cet énorme « roman » commencé en 1923, repris, laissé, publié par fragments et même annoncé dans la presse, et enfin brûlé dans sa plus grande partie à Madrid en 1927. Il faut bien reconnaître que ce « roman des romans », comme son auteur le désigne tardivement en 1969, a de quoi fasciner. Mais là encore, il a bon dos Breton, à qui l'on attribue, et Aragon le premier, la forme d'impuissance littéraire que constitue cet échec cuisant. Si les détails de l'affaire peuvent être ça et là vérifiés, le problème vient encore une fois de ce que l'idée même d'une « volonté de roman » est tardive d'une part, et qu'elle est d'Aragon d'autre part.
La « volonté de roman » donc, refrénée, enfouie, cachée comme une honte et comme une souffrance ? On trouve déjà la formule dans un manuscrit non publié de 1929, mais loin de désigner un quelconque secret désir, elle est alors employée comme une condamnation sans appel... Il doit être permis de s'en tenir à la considérer comme une des plus belles fictions que l'écrivain ait conçue, le roman tardif d'un roman, dans laquelle il entre d'ailleurs beaucoup de réalité. Comme toujours chez lui. Il ne s'agit pas tant d'être suspicieux par principe que de l'être là, précisément sur ce point, autour duquel pivote tout son « itinéraire ».

Il y a pourtant bien rupture, et celle-ci est d'abord amoureuse, après la rencontre avec Elsa Triolet en novembre 1928. On entre ici dans un autre mythe, ô combien mis en scène par ses protagonistes. Mais il est sûr qu'avec Elsa, Aragon quitte l'errance amoureuse pour la stabilité du couple et que c'est un changement radical de vie. Car il a jusque-là beaucoup souffert avec les femmes.

Celles-ci accompagnent pas à pas les étapes douloureuses de la Défense de l'infini. Eyre de Lanux, d'abord, le premier véritable amour qu'il aurait entrevu en 1919 et retrouvé en 1922, pour une histoire sans issue en 1925 : autant que l'échec de Paris-Journal, c'est elle qu'il fuit à Giverny où il commence la Défense. Dans un fameux épisode d'Aurélien, Aragon donne le même décor à l'échec qui sépare son héros de Bérénice. Pour ce dernier personnage, il s'inspire plutôt de Denise Lévy qu'il fréquente à la même époque et avec laquelle il passe aussi à côté d'une vraie liaison. Puis vint Nancy Cunard et leur histoire qui dure presque trois ans. Les photos de Man Ray en 1926 ont fixé l'image de ce couple déjà mythique. Aragon court toute l'Europe avec elle ; c'est avec elle qu'il brûle son « roman » en 1927 ; et avec elle encore qu'il tente de se suicider à Venise en 1928.
Les femmes et la Défense sont la face cachée de sa vie pendant ces années 20, le côté noir de la légende. Car on peut dire qu'à l'époque Aragon souffre. La violence de cette souffrance fait irruption en 1928 dans le Con d'Irène et le Traité du style, deux textes écrits auparavant mais qui paraissent l'année du « suicide » de Venise. Le premier est doublement clandestin puisqu'il s'agit d'un texte érotique anonyme et édité sous le manteau : c'est alors semble-t-il, une opération purement financière qui lui procure un peu de l'argent après lequel il court. Le Traité en revanche, est dans la continuité directe du ton des polémiques que le surréaliste Aragon n'a cessé de lancer pendant ces années là. C'est un article de Marcel Arland dans la NRF qui déclenche la fureur. Aragon voit dans cette confidence présentée comme « un nouveau mal du siècle » toute l'imposture de ce que lui et ses amis dénoncent dans le jeu littéraire. Sur le fond donc, il n'y a rien de nouveau. Mais la démesure et l'excès y prennent la proportion d'un véritable livre, où l'auteur réunit ce qui est généralement séparé : l'extrême violence du pamphlet et la profession de foi esthétique. Et cela, sous la prestigieuse couverture blanche des éditions de la NRF, elle-même largement brocardée dans ces pages.
Cela ne va pas sans y provoquer des remous. Le conflit avec l'éditeur est différé car Gaston Gallimard défend son auteur contre Valéry et Gide qui sont traités de « clowns » et de « palefrenier ». Mais cette rupture finira aussi par avoir lieu, du fait d'Aragon lui-même sans doute, mais cinq ans après le Traité, et un an après la brouille avec Breton, comme un compte que l'on solde sur ce plan là aussi. Elle est loin d'être anecdotique, comme si l'écrivain avait eu le clair sentiment de ce que son appartenance à l'écurie Gallimard était totalement lié totalement liée à sa première période littéraire, et à l'image qu'il voudra fuir. En 1933 seulement, plus d'un an après la rupture avec Breton. Il ne faut donc pas penser que le Traité du style est la cause de cette rupture. Tout au plus le symptôme d'un pas de plus dans le jeu de tensions qu'Aragon ne cesse d'explorer en en repoussant sans cesse les limites.

La chronologie est trompeuse, car elle donne l'illusion d'un processus : profonde crise personnelle en 1928, rupture en 1932, et entre les deux, les étapes de cette rupture annoncée. Car après les crises personnelles et les outrances isolées de 1928, l'année 1929 est une année où Aragon participe étroitement à la vie du groupe : un recueil de poésies dans la plus pure facture surréaliste (la Grande Gaité), des poèmes érotiques écrits en collaboration avec Benjamin Peret et publiés sous le titre 1929, le numéro spécial de la revue belge Variété consacré au surréalisme. Aragon et Breton qui ont écrit ensemble « Le Trésor des jésuites » y figurent comme les deux piliers du groupe, et ils communient tous les deux dans le culte de Maïakovski qui se suicide à Moscou.

Quand le groupe traverse en 1930 la crise du Second manifeste du surréalisme, les deux amis sont côte à côte pour répondre aux attaques des plus jeunes, ceux de la revue le Grand jeu par exemple, qui acceptent mal la politisation du mouvement que Breton (et Aragon) veulent mener. Peut-être n'ont-ils jamais été aussi proches qu'à l'occasion de cette nouvelle étape de l'aventure surréaliste qui voit disparaître la Révolution surréaliste et naître le Surréalisme au service de la Révolution.

Il n'est pas forcément utile de s'attarder sur le détail du mécanisme de la rupture, si ce n'est pour s'interroger sur la contradiction qui consiste à insister sur sa prétendue nécessité tout en relevant les aléas rocambolesques et les malentendus qui la ponctuent. À la fin de 1931 Aragon publie le poème « Front rouge » dans la Littérature de la Révolution mondiale. La revue est saisie et Aragon inculpé peu de temps après. Breton monte au créneau et organise la protestation tout en polémiquant avec l'Humanité pour ses attaques contre les surréalistes. Aragon fait publiquement savoir qu'il se désolidarise de son défenseur, qui réplique avec Paillasse ! (fin de l'affaire Aragon).
C'en est définitivement fini du surréalisme d'Aragon qui entre ipso facto dans l'univers communiste. Il serait simpliste de dire qu'il a trouvé sa voie. Il a plutôt trouvé une porte de sortie à la tension croissante du rôle qu'il avait joué jusque-là. Il va désormais s'employer à reconstituer un nouveau rôle - autrement contraignant, mais d'autre manière - et une autre forme de tension.

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