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Le groupe
Que
le surréalisme soit d'abord une expérience collective,
c'est une évidence. La première raison, c'est d'abord
que la modernité ne semble pouvoir être vécue,
et surtout reconnue comme telle, que de manière collective.
Il y a là une sorte de règle durable du champ littéraire
qui tient sans doute autant à la représentation qu'on
se fait de la jeunesse comme collectivité, qu'à celle
d'une histoire littéraire structurée par les «
écoles ». L'originalité des « Dadas »
puis des « surréalistes » aura été
de pousser à son extrémité cette logique collective.
Depuis le début, il y a la revue comme point de ralliement,
puis les actions d'éclat de la période Dada, et les
fameuses séances d'écriture collective. En 1924, le
groupe fait un pas supplémentaire vers la codification et l'institutionnalisation
de sa sociabilité. La sobre et classique revue Littérature
laisse la place à la Révolution surréaliste dont
le titre proclame la nouvelle identité que s'est désormais
donnée le groupe, et dont le format et la mise en page beaucoup
plus audacieuse rappellent un peu l'ancienne revue Dada de Zurich.
C'est aussi l'occasion de mettre sur pied un « bureau de recherches
surréalistes » : le travail collectif y devient plus
régulier et plus formel. Entre eux, rien ou presque qui ne
regarde les autres : la vie amoureuse et sexuelle qui donne lieu à
des débats publiés dans la Révolution surréaliste,
les conditions matérielles d'existence (c'est ainsi le groupe
qui s'oppose au journalisme par lequel Aragon a cru pouvoir gagner
sa vie un temps), et bien sûr la production littéraire
qui est jugée, discutée, approuvée ou condamnée.
Apparemment donc, Aragon joue totalement le jeu. Il est assidu aux
séances et aux manifestations diverses, il signe les manifestes.
Il y a bien sûr aussi la vieille complicité avec Breton,
l'indiscutable animateur, qui se renforce nécessairement à
mesure que des plus jeunes viennent les rejoindre et que des anciens
comme Soupault s'éloignent. Et pourtant, il règne encore
aujourd'hui une atmosphère tenace de soupçon sur le
degré avec lequel Aragon aurait été surréaliste.
Quand Breton et Soupault font l'expérience de l'écriture
automatique des futurs Champs magnétiques, il est en Allemagne.
Quand le groupe découvre, à l'automne 1922, l'hypnose
et les singulières pistes créatives qu'elle ouvre, il
est à Berlin. Et même s'il est bien présent lorsque
se multiplient en 1923 et 1924 les séances d'exploration des
rêves, il n'entre pas vraiment dans ce jeu-là puisqu'il
n'en tire que très peu de textes. On aura beau rappeler que,
contrairement à une image d'Épinal fort répandue,
le surréalisme ne se résume pas à l'écriture
onirique, il n'empêche.
Il faut cependant se méfier de la vision rétrospective
qui a tendance à interpréter toute cette période
de sa vie comme un prélude à l'engagement communiste
et « réaliste » ultérieur. Certes, quand
Breton le pousse à lire devant les autres les premières
pages du « Passage de l'Opéra » qui formera la
première partie du Paysan de Paris, il provoque un tollé
et l'incompréhension de ses amis. Il est clair que ces pages
où il est encore question de la beauté moderne telle
qu'elle se déploie dans le passage promis à la démolition,
qui décrit le café Certà où les surréalistes
se réunissent, ne doivent pas grand choses à l'hypnose
et au rêve. Il suffit de les comparer aux poèmes que
Breton écrit alors et qui formeront Le Poisson soluble. La
réaction qu'Aragon raconte est alors compréhensible
et il n'est pas nécessaire de douter de son récit, même
s'il est très tardif (1969). Mais on a le droit de sourire
quand, toujours dans ce récit de 1969, Aragon fait de son Paysan
une étape « vers le matérialisme ». Et là
où il faut rire franchement, c'est quand il décrit le
même texte comme un « roman » qui ne s'avoue pas,
mais que les autres devinent au point de s'indigner. Car au sein du
groupe, le roman est, paraît-il, un tabou.
Est-ce un roman donc ? En ces termes, la question a-t-elle seulement
un sens ? Peut-on faire confiance à l'Aragon de 1969 qui fait
depuis plus de trente ans la théorie de ses romans ? On a le
droit de penser que loin d'être la clé qui ouvre toutes
les serrures et permet de tout comprendre, la question des genres
obsurcit plutôt la période surréaliste d'Aragon,
quand on veut la lire comme un combat entre la poésie autorisée
et le roman interdit. Tous les textes d'alors portent à croire
que l'on aurait singulièrement étonné leur auteur
en disant de ces pages qu'elles étaient un roman. Un roman
inconscient alors, une sorte de pulsion romanesque refoulée
? Allons donc !
Quoi qu'il en soit, on peut considérer « Une vague de
rêves », qui paraît dans Commerce à l'automne
1924, autrement que comme une volonté de se racheter : il y
a peut-être plus simplement le désir de se faire comprendre,
de montrer à ses amis combien sa démarche et la leur
est la même. Le groupe accepte d'ailleurs finalement «
Le passage de l'Opéra » comme il saluera « Le sentiment
de la nature aux Buttes Chaumont » qui forme la deuxième
partie du Paysan, et avait été « acceptés
» Anicet ou Télémaque.
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L'âge
d'or,
film parlant surréaliste
de Luis Bunuel
Il faut être clair. Il n'est pas question
de nier les débats et les refus d'alors, mais être
sûr, simplement, qu'on ne les grossit pas démesurément
à l'aune de ce qu'on sait de la suite. |
Certes, on l'a vu, Aragon
fricote avec le Tout-Paris littéraire, il publie dans la Revue
européenne chez un Soupault qui choisit de plus en plus une
autre voie que le groupe. Mais pour ne prendre qu'un seul exemple
d'une production totalement surréaliste, la première
de L'Âge d'or de Buñuel et Dalì est patronnée
par la mondaine par excellence qu'est la comtesse de Noailles. Éditorialement
aussi, sa singularité est frappante avec ce statut d'auteur
Gallimard qu'aucun de ses amis ne partage vraiment. Mais s'il est
le plus proche de Gaston dont on connaît la ténacité
avec laquelle il tient « ses » auteurs, il est loin d'être
le seul à figurer sur le catalogue de l'éditeur qui
peut déjà se prévaloir d'être celui «
des surréalistes ».
Au total, rien n'autorise à penser vraiment qu'Aragon n'est
pas alors totalement surréaliste. Il a sa manière à
lui d'en jouer le jeu à fond, où entre comme on l'a
vu, une volonté de scandale qui suppose la visibilité.
Mais n'en va-t-il pas de même pour tous ? Le surréalisme
se veut la discipline collective exigeante à laquelle Aragon
se plie très largement. Mais le groupe n'est pas un phalanstère,
et on aurait tort de prendre toujours à la lettre les règles
qu'il se donne. Elles sont déjà bien assez contraignantes...
Les nombreuses ruptures, qui ne sont pas toutes définitives,
loin de là, montrent que chacun joue sa partition. Éluard
est bien parti brutalement sans laisser d'adresse avant de venir reprendre
sa place. Quand ils étaient encore jeunes, il y avait les longues
vacances en famille. Il y a désormais les voyages, et ce qui
se vit dans les relations amoureuses.
On peut d'autant mieux rendre sa juste mesure à la «
crise » de 1924 qu'elle ne dure pas, et que lui succède
l'engagement politique collectif où Aragon, comme la plupart
du temps, est en phase avec ses amis. C'est en effet en 1925, avec
la guerre du Rif qu'Abd-el-Krim mène contre les troupes coloniales
de Lyautey, que les surréalistes entrent vraiment en politique.
On cite souvent l'épisode de l'engagement avorté d'Aragon
et de Breton auprès du Parti communiste en 1921. Mais cette
démarche reste d'abord sans lendemain. En revanche, avec l'affaire
du Maroc, la politique entre vraiment dans l'horizon du groupe désormais
élargi. Cette guerre a tout pour les concerner dès lors
qu'elle rencontre à la fois leur violent refus du patriotisme
intellectuel («à bas le clair génie français
») et leur expérience concrète des tranchées.
Ils se tournent alors vers les communistes qui sont à l'avant-garde
de la lutte anti-militariste et anti-coloniale. C'est notamment le
cas lorsqu'ils collaborent avec les jeunes communistes de la revue
Clarté.
C'est donc collectivement que l'engagement communiste est devenu désormais
une question et un problème auquel il faut répondre.