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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982


De la révolte au scandale

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De la révolte au scandale

Il semble qu'il n'y ait à l'origine aucune dérision de la part de Breton, Soupault et Aragon, à intituler leur revue Littérature. Mais très vite, dans la logique de surenchère d'une avant-garde qui ne peut se concevoir autrement que par une révolte intégrale, la « littérature » va devenir un problème. Elle s'impose même comme le principal problème, le principal objet de la révolte de ceux qu'on appelle « les Dadas ». Car ainsi que nous l'avons vu, il y a quelque artifice à séparer la revendication de modernité et la révolte. Et au tout début des années 20, la révolte c'est DADA, comme une évidence.
L'écho du mouvement lancé en 1916 à Zurich par Tristan Tzara arrive aux oreilles d'Aragon et de ses amis dès la fin de l'année 1918. Rien d'étonnant à cette rencontre : comme Breton, Soupault et Aragon, Tzara avait figuré pendant la guerre au sommaire du SIC de Pierre Albert-Birot, et ce milieu-là est tellement étroit... C'est Breton qui diffuse autour de lui le Manifeste Dada 1918. Dès lors, Tzara vient prendre place au sommaire du deuxième numéro de Littérature, tout comme le trio parisien occupe une double page de « l'Anthologie Dada » (Dada IV-V). Les choses prennent une autre tournure quand Tzara débarque à Paris, au début de l'année 1920.
Car aussitôt commence le scandale. Il n'est pas à Paris depuis cinq jours que les jeunes gens de Littérature sortent de leur revue pour aller sur la place publique présenter leur nouvel acolyte. Car c'est d'abord cela Dada : une conquête bruyante de l'espace public, une représentation permanente. Ainsi, le 23 janvier 1920, dans une petite salle où l'on donne habituellement des films, les jeunes de Littérature organisent la première séance publique du groupe. Ce qu'on aurait pu prendre pour une sage séance de lecture de poèmes, se transforme en provocation déréglée dès qu'est montrée la fameuse « Joconde » de Marcel Duchamp : le tableau intitulé le double Monde où l'oeuvre de Vinci est sous-titrée L.H.O.O.Q. Sous les hurlements de l'assistance, redoublés par les sonnettes qu'agitent en coulisses Aragon et Breton, Tzara prend les choses en main : il déclame le dernier discours à la chambre de Léon Daudet, le journaliste monarchiste et nationaliste de l'Action Française.

En février, et au cours des mois suivants, les « Dadas » sont partout : à coup de bluff, inventant des intervenants célèbres et fantaisistes, ils attirent le public dont ils font malgré lui le personnage central de leurs représentations puisqu'il ne manque jamais de s'indigner bruyamment, et que cette indignation même est l'enjeu de toute l'affaire. Les deux « saisons Dada » de 1920 et de 1921 propulsent leurs animateurs sur le devant de la scène. Ils se payent même le luxe de provoquer une crise au sein de la Nouvelle Revue Française. Dès avril 1920, André Gide s'empare du « cas » pour livrer ses considérations sur l'après-guerre et la jeunesse. Breton s'empresse alors de répondre dans le numéro d'août, celui-là même où Jacques Rivière, le secrétaire de la revue, publie sans ambages sa « reconnaissance à Dada ». Ce qui n'est pas sans provoquer des remous au sein d'une équipe où plus d'un a payé son écot à la littérature patriotique de guerre.

Il n'est pas utile de reprendre ici les épisodes du scandale prolongé. L'irruption Dada sur la scène parisienne fait partie de la légende. On peut en revanche s'attarder sur les fameuses contradictions qu'il est d'usage de relever : la révolte totale ne l'est évidemment jamais, et comme le laisse entendre Gide lui-même, une fois que l'on a tout refusé il n'y a plus qu'à se taire. Certes. La belle affaire quand on a dit cela. Ce qui compte, après-coup, c'est beaucoup moins de s'attarder sur ce qui sépare Tzara le « nihiliste », de la bande à Breton qui serait plus « littéraire » et donc portée à créer. Non, le plus intéressant, c'est de voir comment les « dadas » vont sortir de DADA, puisqu'il est entendu qu'on ne peut qu'en sortir. Car c'est collectivement qu'ils en sortent, plus unis encore qu'avant leurs coups d'éclat, et ayant réussi, à coup de séances collectives et de préparation de « congrès », à fédérer autour d'eux d'autres modernes et d'autres petites revues comme l'Aventure de Vitrac ou le Proverbe d'Eluard. Alors que Dada n'en finit pas de mourir entre 1922 et 1924, c'est la formation d'un vrai groupe qui se joue.

Pour ce qui concerne Aragon, on est d'autant plus tenté de s'attarder sur les contradictions de sa position Dada et post-Dada, qu'on connaît l'issue de son histoire personnelle au sein du groupe surréaliste, et la rupture finale. Mais est-il autre chose alors qu'un de ceux qui poussent le plus loin ces fameuses contradictions qui n'en sont peut-être pas, au sens où elles correspondent parfaitement à la posture d'avant-garde telle que ce moment-là de l'histoire du champ littéraire la suppose ? On peut choisir de penser qu'il est alors celui qui joue tellement le jeu qu'il repousse à l'extrême les tensions dont celui-ci est fait. Avec ses « romans » chez Gallimard, Anicet d'abord, puis Télémaque en 1922, il est le plus littéraire d'entre ses amis. Mais ses textes sont aussi les plus violents d'entre eux à l'image de cette contribution à Un Cadavre, la plaquette que les surréalistes lancent à la mort d'Anatole France en 1924. Indigné, Jacques Doucet va congédier ses jeunes protégés. Mais il renoue vite, et le petit jeu entre Aragon et lui, le premier provoquant et le second pardonnant, va encore durer deux ans. Et Drieu La Rochelle ? C'est lui qui finance la plaquette scandaleuse. Il tourne autour du groupe depuis déjà quelque temps, mais c'est d'Aragon qu'il est le plus proche. Il y a entre eux un jeu passionnel où il est question de femmes prise à l'un par l'autre, d'admiration complexée que Drieu proclame dans la presse, jusqu'à leur peut-être relation homosexuelle sur laquelle on n'a pas fini de gloser. Comme Soupault et comme Aragon lui-même, il est du côté de ceux qui jouent le jeu de la « littérature », avec ce qu'il suppose de fréquentation des salons chics et de participation au snobisme parisien. Mais au moment des ruptures, quand il devient vraiment difficile d'y participer sans rompre avec la rigueur que les surréalistes s'imposent de plus en plus, Soupault et Drieu s'éloignent alors qu'Aragon reste avec Breton. Et contre ceux qui parlent de sursis, il faut dire justement plutôt que malgré tout.

Car la révolte est un jeu sérieux, qui ne se juge qu'à l'aune de son efficacité. Les confidences que fait le vénérable peintre mondain Jacques-Émile Blanche à Maurice Martin du Gard, le directeur des Nouvelles littéraires qu'Aragon insulta publiquement pour avoir eu le front de le juger supérieur à ses camarades, sont une parfaite illustration de ce que la posture d'Aragon à la fin des années 20 est singulièrement efficace pour ce qu'elle a de dérangeant :
« Que pensez-vous des Aventures de Télémaque de Louis Aragon ? Je faisais un rangement et il m'est tombé sous les yeux ; ce petit livre est illustré de son portrait par Maurice Delaunay. Vous aimez ce portrait là ? C'est le garçon charmant tout à fait au début, quand nous l'avons connu. « Cette vérole du monde » pour qualifier la France, il en est venu à écrire cela, mais c'est tout simplement effrayant ! J'attendais une rétractation... Tout de même, tout de même ! Il est délicieux, désinvolte ! J'ai beau interroger ma mémoire, et dieu sait que j'en ai connu des réfractaires, et même dans la meilleure société, non ! jamais un de cette insolence, et je le dirai, mais oui, de cette grâce ! A part ce tapage qu'il a fait dans votre escalier, mais il ne doit plus y penser, ni vous-même, j'espère, j'aurai toujours un faible pour ce garçon que décidément on ne peut plus recevoir. « A bas le clair génie français ! » dans Le Libertinage. Il rompait là avec Descartes.
- Descartes ? et avec bien d'autres gens, avec tant de choses, Monsieur Blanche.
- Il rompait comme personne n'a osé le faire chez les Dadas et les surréalistes : clairement ! Car il faut écrire comme tout le monde, il le sait bien, et c'est là sa supériorité sur les autres, de ses amis ou de ses ennemis, avec eux je m'y perds ! Mais dites-moi, pourquoi
Aragon a-t-il toujours voulu que François Mauriac fût l'homme le plus laid de Paris ? Il le racontait dans tous les salons, vous vous souvenez ? J'ai fait le portrait de Mauriac et de toute sa famille, vous savez comme nous les aimons (...). Louis Aragon a toujours été autrement séduisant, c'est vrai, il a les traits d'une finesse, d'une netteté, un très beau front. Il me fait peur. Sa voix sifflante m'a toujours fait frissonner, mais enfin... Il l'a dit lui-même : « il parait que je suis, tout le monde l'assure, la séduction en personne. C'est bien possible ». Une rose rouge ! Rouge ah ! mais oui, une rose rouge ! Où va-t-il, mon Dieu, où vont-ils, ces féroces ? Leur vie est empoisonnée, ces pauvres petits. Dites-moi, les voyez-vous encore ? Suis-je persona grata chez ces messieurs ? » (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables, tome II, 1960, pp. 217-218)

Absurde, touchante et ridicule à la fois, la dernière phrase dit tout. Seule une lecture superficielle de ce morceau d'anthologie ira conclure à l'ambiguïté ou à la « contradiction » de la position d'Aragon telle qu'elle apparaît dans le regard du vieux peintre. Car pour être à ce point séduisant et scandaleux, Aragon a totalement joué le jeu du double jeu. Il a suffisamment donné au Tout-Paris pour venir le troubler de l'intérieur. N'est-ce pas la condition de l'efficacité du scandale ? Quant à trouver cela vain, c'est une autre question.

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