Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982
Le
moderne (1)
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Le moderne (1)
L'aventure
surréaliste, puisqu'aventure il y a, construite en légende
par Aragon lui-même, peut-être lue toute entière
comme une confrontation violente avec la littérature considérée
comme une institution sociale. De ce point de vue, Aragon et ses amis
prolongent une affaire entamée au moins depuis Baudelaire et
Mallarmé. Mais on peut créditer la Grande Guerre de
l'avoir radicalisée par le spectacle offert d'une vie littéraire
totalement engagée dans la cause nationale. Aux futurs surréalistes,
donc, de franchir encore un pas vers le refus du « système
», pour prendre un terme à la mode dans les années
20 avec Alain (Le Système des Beaux-arts) et Aragon lui-même
(« le système DD / Dada »). Mais ce n'est pas céder
à la dénonciation facile des beaux-parleurs que de rappeler
l'évidence qui veut qu'on ne brise que ce à quoi l'on
appartient. Autre évidence : la logique d'avant-garde dans
laquelle Aragon, Breton, Soupault, Éluard et les autres se
coulent, associe étroitement révolte et modernité.
La beauté moderne, la révolte et le groupe sont les
trois mots clé de ce qu'ils entreprennent. Dans l'immédiat
après-guerre de 1919, l'enjeu est d'abord d'être moderne
: cela suppose - encore une évidence - d'être reconnu
comme tel par ceux qui l'ont été avant eux, par une
transaction au cours de laquelle les anciens deviennent anciens tout
en restant modernes puisqu'ils consacrent les nouveaux. Il ne faut pas oublier que lui et ses amis n'ont pas vingt-cinq ans, qu'ils dépendent largement de leurs parents sur le plan financier, et qu'ils passent leurs vacances en famille. Aragon, lui, a repris les études de médecine auxquelles sa « soeur » et son « tuteur » tiennent beaucoup. Il s'y tient jusqu'en janvier 1922, et l'abandon provoque une tempête familiale. On a beau, après-coup, trouver cela naturel et se dire que « l'écrivain » surréaliste pouvait difficilement concilier ces études et ses activités littéraires, c'est oublier qu'ils sont rares ceux qui vivent de leur plume. Avec l'argent, Aragon fut plus tard d'une grande discrétion. De ses écrits ou de sa correspondance, émergent cependant ça et là les souvenirs douloureux de la gêne financière où se trouvait sa famille à l'époque de l'enfance, et la souffrance durable du manque d'argent dans le milieu brillant du Tout-Paris qu'il fréquente. Et notamment auprès des femmes... Pour le moment, c'est indirectement Breton qui offre la solution provisoire : Aragon vient le rejoindre au service du riche couturier Jacques Doucet qui fait le mécène auprès des jeunes modernes. Breton s'occupe des achats artistiques pour la collection de Doucet, et Aragon le fait profiter de sa jeune et déjà immense science bibliographique pour les achats de livres. C'est déjà quelque chose, un début de solution matérielle, mais c'est encore fort peu. Après une courte expérience auprès de Jacques Hebertot, le directeur du Théâtre des Champs-Elysées qui l'engage comme secrétaire avant de lui confier la direction du Paris-Journal qu'il veut relancer, c'est encore Jacques Doucet qui permettra d'assurer l'intendance en échange de manuscrits, puis d'une singulière confession amoureuse où il entre une part de touchant et malsain voyeurisme de la part du vieil homme qui vit l'avant-garde par procuration. Il ne faut pas oublier, enfin, les mensualités ou les versements ponctuels de Gallimard, qui tirent plus d'une fois le jeune écrivain de l'embarras. Loin d'être superflus, ces détails sont au contraire le signe le plus tangible de ce qu'Aragon est désormais totalement pris dans le jeu. C'est matériellement qu'il vit, mal et toujours provisoirement, de son rôle de moderne. Dès le début,
ces très jeunes gens qui partent à la conquête
de la modernité qu'ils prétendent incarner, le font
donc sérieusement, en se dotant des structures indispensable,
pour qui veut exister dans l'espace littéraire. Avec l'argent
de Soupault, dont la famille en a beaucoup, ils ont déjà
lancé Littérature, une « petite revue littéraire
» pour reprendre le terme consacré, qui n'a certes pas
grand chose à voir avec les « grandes » entreprises
que sont La Revue des deux mondes ou La Revue de Paris, mais qui n'est
pas non plus une simple feuille de parution hasardeuse. Mensuelle,
soignée, classique dans sa facture, Littérature affiche
ses prétentions en publiant les aînés qui les
ont jusque-là publiés : André Gide, Paul Valéry,
Léon-Paul Fargue, André Salmon, Max Jacob, Pierre Reverdy,
Blaise Cendrars (dans cet ordre), figurent au premier numéro
de mars 1919. Et dès le numéro suivant, c'est le coup
d'éclat de la publication des Poésies d'Isidore Ducasse,
comme si Lautréamont n'était pas assez et qu'il fallait
retrouver derrière le pseudo-comte l'auteur oublié de
ces vers que Breton est allé recopier à la Bibliothèque
Nationale. |