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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982


Le moderne (1)

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Le moderne (1)

L'aventure surréaliste, puisqu'aventure il y a, construite en légende par Aragon lui-même, peut-être lue toute entière comme une confrontation violente avec la littérature considérée comme une institution sociale. De ce point de vue, Aragon et ses amis prolongent une affaire entamée au moins depuis Baudelaire et Mallarmé. Mais on peut créditer la Grande Guerre de l'avoir radicalisée par le spectacle offert d'une vie littéraire totalement engagée dans la cause nationale. Aux futurs surréalistes, donc, de franchir encore un pas vers le refus du « système », pour prendre un terme à la mode dans les années 20 avec Alain (Le Système des Beaux-arts) et Aragon lui-même (« le système DD / Dada »). Mais ce n'est pas céder à la dénonciation facile des beaux-parleurs que de rappeler l'évidence qui veut qu'on ne brise que ce à quoi l'on appartient. Autre évidence : la logique d'avant-garde dans laquelle Aragon, Breton, Soupault, Éluard et les autres se coulent, associe étroitement révolte et modernité. La beauté moderne, la révolte et le groupe sont les trois mots clé de ce qu'ils entreprennent. Dans l'immédiat après-guerre de 1919, l'enjeu est d'abord d'être moderne : cela suppose - encore une évidence - d'être reconnu comme tel par ceux qui l'ont été avant eux, par une transaction au cours de laquelle les anciens deviennent anciens tout en restant modernes puisqu'ils consacrent les nouveaux.
Les trois premiers textes du Libertinage, le recueil qu'Aragon publie en 1924, témoignent ainsi de l'histoire de la naissance d'un auteur dans ce qu'elle implique de nécessaire : entre la reprise de « Quelle âme divine », le texte d'enfance, et « Mademoiselle à sa tour monte » qu'Aragon dédie au complice Breton, il y a « la Demoiselle aux principes » qui date de 1919 et que l'auteur offre « à André Gide ». Gide est d'abord la figure centrale et tutélaire de cette Nouvelle Revue Française qui reparaît en juin 1919 pour prendre la place d'institution centrale du champ littéraire qu'elle avait commencé d'occuper avant la guerre, alors que Gaston Gallimard s'emploie à lui donner un élan éditorial destiné à être sans rival. La NRF est incontournable. Et c'est à Gide qu'Aragon apporte les premiers chapitres d'Anicet. La reconnaissance du maître lui doit d'entrer dans l'écurie Gallimard.
Aragon a commencé Anicet ou le panorama, roman, dit-il, dans les tranchées, et il ne le publiera chez Gallimard qu'en février 1921. Le roman d'apprentissage du jeune Anicet-Aragon met en scène l'image de la modernité, sous les traits de Mirabelle, une femme mystérieuse, comme il se doit. Mais il peut aussi être lu comme une sorte de manuel du comment-être-moderne : en commençant d'abord par un dialogue avec Rimbaud, l'horizon lointain de la modernité, mais un Rimbaud vieilli par suprême impertinence, et qui ne comprend rien à ce jeune agité qui lui fait la conversation ; en poursuivant le dialogue avec les gloires consacrées de la modernité contemporaine qu'il n'est pas besoin de vieillir puisqu'ils sont déjà « vieux » : les gloires modernes qu'on admire, le peintre Bleu (Picasso), et les écrivains Jean Chippre (Max Jacob) et le professeur Omme (Paul Valéry), ou le pourtant jeune Ange Miracle (Jean Cocteau) qui joue déjà le rôle de repoussoir mondain que les surréalistes lui donneront très longtemps. Et il y a enfin les complices, ceux par qui l'aventure est obligatoirement collective : Breton est Baptiste Ajamais dans le livre, et Jacques Vaché, l'ami d'André trouvé mort par « overdose » d'opium en janvier 1919, est Harry James. Harry James-Vaché est celui que Baptiste donne en exemple, et comme en reproche, à Anicet car il est celui qui reste indifférent à tout. Car il est vrai qu'alors, Aragon est celui qui n'est indifférent à rien. Déjà, il se caractérise par l'extrême souci de l'image qu'il donne, par une soif de visibilité qu'on peut comprendre comme un moyen de se voir en étant vu. Mais il faudrait beaucoup d'audace pour aller voir ici les germes de la rupture future entre un Aragon futile et un Breton sérieux. Tout porte à croire que le premier trouve alors largement son compte dans cette amitié impérieuse. Ils jouent d'ailleurs ensemble le jeu de l'avant-garde. Très sérieusement.

Il ne faut pas oublier que lui et ses amis n'ont pas vingt-cinq ans, qu'ils dépendent largement de leurs parents sur le plan financier, et qu'ils passent leurs vacances en famille. Aragon, lui, a repris les études de médecine auxquelles sa « soeur » et son « tuteur » tiennent beaucoup. Il s'y tient jusqu'en janvier 1922, et l'abandon provoque une tempête familiale. On a beau, après-coup, trouver cela naturel et se dire que « l'écrivain » surréaliste pouvait difficilement concilier ces études et ses activités littéraires, c'est oublier qu'ils sont rares ceux qui vivent de leur plume. Avec l'argent, Aragon fut plus tard d'une grande discrétion. De ses écrits ou de sa correspondance, émergent cependant ça et là les souvenirs douloureux de la gêne financière où se trouvait sa famille à l'époque de l'enfance, et la souffrance durable du manque d'argent dans le milieu brillant du Tout-Paris qu'il fréquente. Et notamment auprès des femmes... Pour le moment, c'est indirectement Breton qui offre la solution provisoire : Aragon vient le rejoindre au service du riche couturier Jacques Doucet qui fait le mécène auprès des jeunes modernes. Breton s'occupe des achats artistiques pour la collection de Doucet, et Aragon le fait profiter de sa jeune et déjà immense science bibliographique pour les achats de livres. C'est déjà quelque chose, un début de solution matérielle, mais c'est encore fort peu. Après une courte expérience auprès de Jacques Hebertot, le directeur du Théâtre des Champs-Elysées qui l'engage comme secrétaire avant de lui confier la direction du Paris-Journal qu'il veut relancer, c'est encore Jacques Doucet qui permettra d'assurer l'intendance en échange de manuscrits, puis d'une singulière confession amoureuse où il entre une part de touchant et malsain voyeurisme de la part du vieil homme qui vit l'avant-garde par procuration. Il ne faut pas oublier, enfin, les mensualités ou les versements ponctuels de Gallimard, qui tirent plus d'une fois le jeune écrivain de l'embarras. Loin d'être superflus, ces détails sont au contraire le signe le plus tangible de ce qu'Aragon est désormais totalement pris dans le jeu. C'est matériellement qu'il vit, mal et toujours provisoirement, de son rôle de moderne.

Dès le début, ces très jeunes gens qui partent à la conquête de la modernité qu'ils prétendent incarner, le font donc sérieusement, en se dotant des structures indispensable, pour qui veut exister dans l'espace littéraire. Avec l'argent de Soupault, dont la famille en a beaucoup, ils ont déjà lancé Littérature, une « petite revue littéraire » pour reprendre le terme consacré, qui n'a certes pas grand chose à voir avec les « grandes » entreprises que sont La Revue des deux mondes ou La Revue de Paris, mais qui n'est pas non plus une simple feuille de parution hasardeuse. Mensuelle, soignée, classique dans sa facture, Littérature affiche ses prétentions en publiant les aînés qui les ont jusque-là publiés : André Gide, Paul Valéry, Léon-Paul Fargue, André Salmon, Max Jacob, Pierre Reverdy, Blaise Cendrars (dans cet ordre), figurent au premier numéro de mars 1919. Et dès le numéro suivant, c'est le coup d'éclat de la publication des Poésies d'Isidore Ducasse, comme si Lautréamont n'était pas assez et qu'il fallait retrouver derrière le pseudo-comte l'auteur oublié de ces vers que Breton est allé recopier à la Bibliothèque Nationale.
Plus encore, avec la revue il y a une nouvelle maison d'édition, « Au Sans Pareil » que René Hilsum, encore un ami de Breton, met bientôt sur pieds. Aragon y publie Feu de joie, son premier recueil de poésies, dans la collection intitulée « Littérature » car elle prolonge directement l'activité de la revue. Hilsum ouvre aussi une librairie : c'est là que se tient en juin 1921 l'exposition Max Ernst, le peintre alors le plus proche des surréalistes.
C'est un lieu commun que de rappeler à quel point les avant-gardes littéraires et artistiques sont alors plus proches qu'elles ne l'ont jamais été. Jeune poète, surréaliste et plus tard communiste, Aragon ne se départira jamais d'une extrême attention portée à l'art moderne qui participe totalement de sa propre quête de la beauté moderne. À côté de l'héritage poétique des Rimbaud, Lautréamont et Apollinaire, qui ont renouvelé les canons de l'esthétique littéraire, le cubisme de Braque ou de Picasso est l'objet d'un véritable culte chez les futurs surréalistes. Au même titre que le nouveau cinéma, dont Aragon disait dès 1918 combien il avait à voir avec l'idée qu'il se faisait de la beauté moderne.
En préfaçant, en 1930, l'exposition de collages de la galerie Goemans, il pourra déjà dresser l'impressionnante galerie des artistes à la démarche esthétique desquels il s'associe en déclarant qu'« il appartenait au surréalisme de faire le point sur le merveilleux en 1930 » (« La Peinture au défi ») : Braque et Picasso donc, Duchamp et Picabia, Chirico, Derain, Brancusi et Mirò, Soutine, Ernst bien sûr, Tanguy, Malkine et Masson, Dali, Man Ray et Arp.
Beaucoup plus qu'à propos de littérature, c'est d'ailleurs de l'art que vient le choc de la découverte de Dada.

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